Yórgos Lánthimos aurait-t-il définitivement abandonné les exercices de style froids et mécaniques ? Derrière la dérision, la fable The Lobster, avec son histoire d’amour kafkaïenne et dystopique, distillait déjà l’émotion dans l’absurde. Mise à mort du cerf sacré apporte le souffle de la tragédie en poussant la logique jusqu’au bout, c’est-à-dire l’enfer. Le réalisateur exploite ici l’idée de fatum inéluctable dans lesquels les individus ne sont plus que des marionnettes. Mais qui tire donc les fils de notre destin ?
Steven (Colin Farrell) et Anna (Nicole Kidman) font l’admiration de tous. Lui est un brillant chirurgien dont le talent est salué lors de soirées, elle une ophtalmologue respectée ; ils forment avec leurs enfants Kim (Raffey Cassidy), 14 ans, et Bob (Sunny Suljic), 12 ans, une famille aimante où l’harmonie règne. Martin (Barry Keoghan), un jeune garçon dont Steven s’occupe sur son temps libre va peu à peu s’immiscer au sein de ce foyer jusqu’à mettre Steven face à un dilemme : ses proches perdront l’usage de leurs jambes, puis l’appétit, saigneront des yeux, puis mourront, sauf s’il se décide à sacrifier l’un d’eux. Le compte à rebours a commencé : un matin, Bob ne parvient plus à se lever.
Yórgos Lánthimos prend un malin plaisir à planter son décor. Un modèle de famille américaine : couple marié, deux enfants – une garçon et une fille – une bonne situation professionnelle, une belle résidence pavillonnaire. L’incarnation de la réussite, du bonheur installé et enviable. Pour opérer un glissement vers l’inconnu, il cultive l’inquiétante étrangeté avec des accointances visuelles et thématiques évidentes avec l’univers du photographe Gregory Crewdson. De la même manière, il installe le quotidien banal de la famille américaine privilégiée pour mieux y introduire le détail perturbateur qui installe subrepticement le chaos. Sous ce vernis d’apparence, des secrets moins séduisants se laissent entrevoir. La relation entre le chirurgien et l’adolescent donne le ton, provoquant d’emblée le malaise : rendez-vous en cachette, cadeau luxueux offert à Martin qui semble parfois attendre Steven comme un amant clandestin ou un père illégitime. Un premier couac, exposé, au sein d’un univers où tout doit être sous contrôle avec une normalité affichée par des corps d’extérieur parfaits. Quand les corps devraient vibrer lors de l’acte sexuel, celui d’Anna est morbidement inerte pour satisfaire son mari. Le charnel, quels qu’en soient les acteurs, semble être sans réciprocité, soumis à la gêne ou au chantage. C’est à ce même corps, mis en avant par des habits, une coiffure ou une place de choix aux galas ou à la chorale, que s’attaque la malédiction de Steven.
La direction d’acteurs avec cette prononciation monocorde et rapide participe aussi à cette notion d’enveloppe sans chaleur, à l’image des robots, traduisant l’incommunicabilité, et une aseptisation des rapports. Colin Farrell joue magnifiquement cet anti-héros duquel aucune émotion n’est décelable et dont on se demande bien à quel moment il trahira un signe de colère ou d’empathie. Le chirurgien ne cesse de manipuler les organes frémissants, mais on ne ressent jamais son empathie. La séquence d’ouverture d’une opération à cœur ouvert ne paraît dès lors pas anodine pour préluder à l’aventure d’une famille qui incarne le privilège social et dont on ne perçoit aucune pulsation.
Dans ce foyer chrétien avec ses repères spirituels, religieux ainsi que de ceux de la société américaine, l’inconnu et l’incontrôlable soudain s’introduisent. L’élément perturbateur fait exploser la famille et vient révéler les pulsions jusqu’à présent les plus rentrées, refoulées. Confronter à l’ultime sursaut, à la frayeur de la mort, l’être humain révèle son vrai visage. On peut peut-être envisager une misanthropie de Yórgos Lánthimos, un peu de foi en l’humain, quitte à jouer la carte du cynisme un peu plus loin : la mère lancée dans un raisonnement affreusement prosaïque songe à avoir un autre enfant en FIV si elle en perd un, ou encore quand la sœur imagine déjà récupérer le MP3 de son futur frère mort. Le réalisateur prend le parti pris de pousser la dérision jusqu’à l’absurde, y compris en montrant ses enfants rampants, ce qui confine à un humour noirissime.
Mise à mort du cerf sacré est un empire de symboles que Yórgos Lánthimos n’organise pas comme un parcours lourdement démonstratif, mais comme un cheminement de signes prémonitoires pour les personnages eux-mêmes. Nous repérons avant eux ces éléments de reconnaissances disséminés conduisant vers l’inéluctable. Tout est dit d’emblée dès le titre : cette réflexion autour d’une symbolique, cette façon de relire la réalité par le biais de l’allégorie à la manière des tragédies antiques ou shakespeariennes, où les sentiments sont poussés vers leur extrémité. Splendeur d’une œuvre opératique et exacerbée qui ne supporte pas la tiédeur, qui avance en gradation vers un dernier acte en acmé que vient soutenir la Passion selon saint Jean de Bach.
La terreur émerge de cette rencontre avec ces personnages qui tentent de se raccrocher à leurs codes, à les effectuer inlassablement, à les imposer : Nicole Kidman baisant les pieds comme une Marie-Madeleine, Colin Farrell séquestrant l’adolescent façon «revenge » pour protéger sa famille. Sauf que rien ne fonctionne. Dans Mise à mort du cerf sacré, tout n’est que dysfonctionnement. Au point qu’à travers ce révélateur vengeur se lit l’éclatement de notre civilisation même. On aurait tort d’y faire une lecture chrétienne du type faute / expiation tant Yórgos Lánthimos se détache de toute morale, son œuvre ne cessant de manipuler le blasphème et le tabou.
Yórgos Lánthimos ne joue pas à faire l’inventaire d’une symbolique chrétienne lourde. De manière extrêmement perfide et baroque, il organise en quelque sorte la rencontre entre la mythologie antique et le christianisme à travers l’arrivée de cet ange exterminateur qui agit comme un dieu grec. Comme y fait référence le titre – « dans la pièce d’Euripide, l’histoire commence quand le roi tue le cerf sacré des dieux. Et c’est pourquoi ils finissent par exiger qu’il sacrifie sa fille. Mais plus généralement c’est une histoire de sacrifice. Après, qui est exactement le cerf ? Est ce qu’on fait référence à la mort qui lance le récit ou celle qui le referme ? » (*), l’adolescent constitue une nouvelle Artémis impitoyable, mais c’est au père de choisir la victime, la nouvelle Iphigénie. Face au divin, ce couple de scientifiques n’a pas d’emprise.
La maîtrise formelle saute aux yeux dès les premières images dans un mouvement perpétuel qui transforme le cinéma en scène lyrique, en acte chorégraphique fascinant. La mise en scène de Yórgos Lánthimos est hantée par celle du Stanley Kubrick de Shining et d’Eyes Wide Shut, dont on retrouve les réminiscences jusque dans la construction du couple Kidman / Farrell qui renvoie à celle de Kidman / Cruise : même milieu huppé, même soirées mondaines en classes privilégiées. Yórgos Lánthimos va même jusqu’à revisiter la célèbre scène du miroir dans des éclairages quasi similaires. L’angoisse s’installe par des plans-séquences en travelling vertigineux métamorphosant la caméra en témoin invisible épiant les personnages, les étouffant, les guettant. Jamais libres. Comme dans Eyes Wide Shut, la réalité est gagnée puis submergée par l’occulte. Le monde le plus palpable s’ouvre sur un précipice. A l’instar de Kubrick, il enserre l’individu dans l’immensité d’un espace. Le décor de l’hôpital lui permet de décliner cette figure de style à l’infini. Plus le lieu est grand, plus il écrase l’individu comme en témoigne l’affiche française.
Le cinéaste exploite puissamment toute la dimension anxiogène de la musique contemporaine en utilisant aussi bien Raffey Cassidy, Johnnie Burn, György Ligeti que le cinéaste américain utilise dans 2001 : l’odyssée de l’espace, Shining et Eyes Wide Shut. Le calme est un trompe-l’œil et le contrepoint musical marque l’angoisse encore invisible et prélude au chaos, comme un clin d’œil prophétique. Tout comme Stanley Kubrick, il ne s’agit pas d’installer la tension par un effet facile. Bruits sourds, bourdonnements, basses fréquences puis amplification sonore du moindre objet qui tombe créent le vacarme, chaque son déclenche la vigilance du spectateur, le stimule et provoque son agitation face à une apparente neutralité de l’image. Nous étions prévenus. Les cordes plaintives et stridentes bartokiennes de Sofia Gubaidulina, le terrifiant accordéon de la compositrice finlandaise Anne Rättyä, les grondements sourds et spatiaux de Johnnie Burn – qui rappellent l’emploi d’Utrenja de Penderecki dans Shining – nous entraînent lentement vers l’abîme.
Mise à mort du cerf sacré manipule les tons et les esthétiques avec une virtuosité qui fascine le spectateur à mesure qu’il l’éprouve. Avec cette œuvre à la fois glaçante et baroque, ironique et furieusement tragique, Yórgos Lánthimos offre un film d’épouvante précieux, de ceux qui métamorphosent le cinéma en expérience métaphysique.
(*) : propos recueillis par Raphaël Clairefond, au Festival de Cannes. Sofilm n°54.
et co-écrite avec Olivier Rossignot.