C’est toujours un plaisir de revenir à l’Instituto Cervantes de Toulouse (1), en plus pour un concert de Kiko Ruiz avec son Quatuor (au sens « classique »): la salle est archi-comble (tout en respectant les normes de sécurité), en présence du Consul d’Espagne et bien sûr, on parle espagnol en attendant le début du concert. J’en profite pour admirer l’exposition des photos de Nicolás Muller, El paisajista de lo humano-le paysagiste de l’humain, selon Pilar Rubiera, sensible au réalisme humaniste en noir et blanc de l’Espagne profonde d’avant la Guerre d’Espagne qui s’accorde bien avec les origines profondes de la musique de Kiko Ruiz.
J’ai toujours apprécié la douceur et la chaleur de la musique nourrie de flamenco et pourtant ouvertes à d’autres horizons de ce musicien discret autant que talentueux: quand il était tout petit, qu’il parlait à peine, mon petit-fils Andrea, quand c’était moi qui le couchait, me réclamait un morceau que j’écoutais régulièrement, l’Eloïse de Kiko Ruiz, une balade en forme de buleria (le nom de cette danse le faisait rire).
J’ai souvent croisé Antonio Ruiz, dit Kiko (2), non seulement dans les concerts mais aussi dans les rues de Toulouse, puisqu’il fait partie de cette génération d’artistes d’origine espagnole et toulousaine issue de la Retirada de 1939 quand leurs parents et grands-parents, ces voisins de l’autre côté des Pyrénées, sont venus enrichir notre ville et notre pays qui les a « accueillis » (et qui les a enrichis) dans une période tragique de leur histoire où ils risquaient leur vie en restant dans leur beau pays martyr.
Je l’ai vu sur scène la première fois, en 1989 si je ne me trompe, quand il accompagnait la grande danseuse La Joselito, une figure de l’exil républicain à Toulouse, les dernières années de sa vie: il avait dix ans !
Je me souviens ensuite de ses Duos avec Serge Lopez, Gregory Daltin et Ravi Prasad, son Trio Tres Vidas avec Guillaume Lopez et Laurent Guitton, du Romancero gitano avec Vicente Pradal, de Suerte avec Abed Azrie, de ses concerts avec Renaud Garcia Fons, Bernardo Sandoval, et Jean-Pierre Lafitte, dont j’écoute régulièrement le très beau disque Resson Echos avec les chanteur.se.s Renat Jurié Rosina et Martina de Peyre… et Kiko Ruiz justement.
Kiko a commencé la guitare flamenca très jeune: dès l’âge de 10 ans donc, il accompagnait les ballets flamencos de La Joselito: séguedilles, bulerias, sevillanas etc, tout en se perfectionnant avec le maestro Manolo Sanlucar. Lauréat de plusieurs concours internationaux, Kiko Ruiz a joué avec de grands noms du flamenco Blas Cordoba, Duquende, Esperanza Fernandez… mais aussi avec de nombreux artistes d’horizons très variés, tels Yasmin Levy, Jean Marc Padovani… Il a enregistré plusieurs albums qui lui ont donné une notoriété internationale: il a assuré avec brio les premières parties de Jacques Higelin, Didier Lockwood, Michel Jonasz etc. sans jamais se départir de sa discrétion naturelle. C’est un musicien doué d’une grande sensibilité; et de duende disent les connaisseurs.
Ce soir, il se souvient encore de ses premiers pas au Centre culturel espagnol, ancêtre de l’Instituto Cervantes, au milieu des repas et des danses.
Le Kiko Ruiz quartet (au sens jazz) est composé, outre celui-ci à la guitare et au chant, de Louis Navarro: contrebasse, Jean-Denis Rivaleau (excellent batteur qui a un temps officié avec le fameux Zebda): percussions (tout en finesse), et Sabrina Mauchet: violon, dont ne peut que goûter le son très pur et harmonieux.
Mais ce soir c’est un quintet (toujours au sens jazz) avec en artiste invité, une guest star, Rafael Pradal, ce jeune pianiste exceptionnel dont on oublie trop souvent qu’il est aussi un excellent guitariste. Et il ne faut pas oublier Alfonso Bravo le régisseur qui leur concocte un son superbe: même s’il est dans l’ombre, il fait aussi partie du groupe.
En ouverture Iberico qui ouvrait déjà et donnait son sous-titre au bel album Tres Vidas avec le flutiste Guilhem Lopez (dont je vous ai déjà tracé le portrait), et le tubiste Laurent Guitton, dans l’esprit flamenco mais déjà métissé de jazz et de tango.
Sur cet enregistrement, on trouvait aussi No necesito dinero, je n’ai pas besoin d’argent, au programme ce soir pour un rappel bien enlevé.
Au programme également Este momento, une buleria d’Amerique latine, un tanguillo de Cadix, Gotitas d’agua comme des goulettes de musique ainsi introduite: « nous ne sommes que des petites gouttes, mais quand toutes les petites gouttes s’unissent les forment une rivière qui peut faire bouger les choses. » Allusion à Lluis Llach et son Estaca, son pieu ?
Aujourd’hui où nous ne savons plus ce qu’est une mélodie – abreuvés par les banalités radiodiffusées de la pop anglo-saxonne (à ne pas confondre avec le Rock-and-Roll qui ne meurt jamais), ses balades comme Eloïse donnent à savourer de belles suites musicales reconnaissables et agréables.
Outre les balades, on sent que Kiko Ruiz aime aussi les rumbas « qui font partie du flamenco » comme il le dit, par exemple La Primavera, la rumba de las flores, la rumba des fleurs, qui a un joyeux côté…printanier et sur laquelle le public se met à chanter naturellement.
Au jeu des correspondances, j’associe inconsciemment La maroma, la corde, aux 8 cordes que Kiko Ruiz a à son arc, les 6 de sa guitare et les 2 de sa voix.
Mais il maitrise aussi bien sûr les « rasgueados », comme disent les connaisseurs à mes côtés ce soir, ces ornementations rythmiques typiques du flamenco.
Et ça joue, ça swingue, comme disaient les vieux Bluesmen puis les jazzmen afro-américains !
Parti d’une ambiance intimiste qui m’évoque aussi les salons classiques du XVII° siècle, ce récital nous réchauffe le cœur et le corps, et je pense à la Nuit de vendredi à San Francisco, Friday Night in San Francisco, avec John Mc Laughlin, Al Di Meola…et le grand Paco de Lucia, qui sacralisait la guitare, ainsi qu’au poème de Gerardo Diego:
Enmedio la guitarra
Amémosla
Ella recoge el aire circundante
Es el desnudo nuevo
Venus del siglo o madona sin infante
Au milieu la guitare
Aimons-la
Elle recueille l’air alentour
Elle est le nouveau nu
Vénus du siècle ou madone sans enfant.
Âma la vida, qui compose l’essentiel du programme, est une création dans laquelle Kiko Ruiz nous emmène, avec la complicité de trois excellents musiciens dans un concert lumineux, mettant en lumière son amour de la vie. Il nous embarque dans un voyage aux différents courants musicaux allant du flamenco au jazz en passant par la musique classique espagnole ou les musiques sud-américaines. « C’est une célébration de la beauté de la Vie avec authenticité et amour « !
Une chanson d’amour, auréolée de mélismes, où s’incarne et s’exprime une âme tout entière tendue vers un dépassement, dans un élan vers un Amour plus haut que les amours banales, peut-être un lointain héritage des Troubadours occitans du XII° siècle, eux-mêmes très influencés par les poètes et musiciens arabo-andalous…
En rappel, un clin d’œil à son invité…San Rafael: la regrettée Claire Pradal qui serait venue en voisine aurait été heureuse de voir son petit-fils adoré (ici à droite) au milieu d’une si belle compagnie.
Tout le public est debout enthousiasmé par ce concert d’anthologie tout en élégance et harmonie, ce concert de musique de chambre qui l’a enflammé, bien dans l’esprit flamenco: Kiko Ruiz contribue à faire entrer celui-ci dans son âge classique au sens noble du terme. Et l’on ne s’étonne pas qu’il dise: « Je suis tombé amoureux de la musique quand j’avais huit ans et aujourd’hui j’en suis d’autant plus amoureux car je sais pourquoi je l’aime… »
Mon voisin est fasciné par « les doigts du maître de cérémonie virevoltant sur le manche de sa guitare », cette guitare qui était celle des gitans, ces éternels oiseaux voyageurs si souvent persécutés, aux traditions culturelles si vivantes envers et contre tout, mais aussi aussi la compagne inséparable de l’homme du peuple en Espagne, de celui qui travaillait la terre et tentait, grâce à cet instrument, d’égayer ses journées de dur labeur, comme l’a si bien décrit Lorca: Les gens allaient aux champs. Ils emportaient du vin fort comme un coq et de joyeuses guitares, à travers le royaume des semences.
Les concerts de Kiko Ruiz sont aussi une histoire d’amour avec son instrument: « C’est grâce à la guitare que je suis devenu un homme libre car elle m’a permis de me trouver et de m’envoler vers le monde et la vie que j’ai souhaité vivre. »
Sur les profonds chemins de sa guitare passent des chevaux rouges et noirs, des gens beaux et révoltés, comme dans le poème de Rafael Alberti magnifiquement chanté par Paco Ibanez:
Les terres, les terres, les terres d’Espagne,
Les grandes plaines, désertes et solitaires.
Je sens battre mon cœur sur les terres d’Espagne
Jusqu’à les enterrer dans la mer !
PS. L’exposition photographies de Nicolas Muller est visible jusqu’au 14/02/2025 à l’Instituto Cervantes.
Pour en savoir plus :
2) Kiko Ruiz : Le disque Âma la vida est disponible sur ce site en laissant ses coordonnées internet et postale.
3) Exposition: « Nicolás Muller. Le regard engagé »
Cette exposition de photographies nous permet d’approfondir la connaissance du travail de Nicolás Muller à travers de nombreuses pièces, qui sont inédites pour la plupart d’entre elles.
Il s’agit d’images que Nicolás Muller n’a jamais réussi à produire ou qui font partie de travaux réalisés pour des maisons d’édition qui n’ont utilisé qu’une petite partie de ces images, et dans de nombreux cas, on pourrait dire «défigurées», car elles ont été transformées pour s’adapter aux besoins des publications, devenant souvent presque méconnaissables par rapport à la photo d’origine.
Les négatifs ont été presque oubliés mais sont sous la protection de sa fille Ana Muller. La parution de ces images nous permettra d’étendre le registre que nous avions de Nicolás Muller et de confirmer la grande qualité du travail qui reste encore inédit.
Nicolás Muller (Hongrie, 1913 – Asturies, 2000) fut témoin d’une époque qui a rempli l’Europe de cicatrices, il a réalisé un enregistrement impressionnant de ce qu’était la vie ouvrière à son époque. Il a vécu au début du nazisme et, dans sa recherche d’une société libre, il s’est installé dans plusieurs des pays soumis à la barbarie nazie: l’Autriche, l’Italie et la France, ou dans ceux qui connaissaient leur propre lot de misère comme le Portugal ou l’Espagne avec leurs dictatures respectives.