A quarante-quatre ans, Marc Fischer est artiste, essayiste et éditeur à Chicago. Membre fondateur des collectifs d’artistes Public Collectors et Temporary Services, il est aussi curateur de divers projets pour la valorisation de la culture populaire.
Sa première expérience dans l’édition remonte à l’année de ses seize ans, quand il créa le fanzine Primary Concern. Un magazine tiré à trois cents exemplaires, imprimés à la photocopieuse et reliés à la main, tout entier dédié à sa grande passion : la musique métal underground.
Pendant cinq ans, il en écrivit chaque article, supervisa chaque visuel, conduisit toute interview. Le dernier numéro date de 1991. Pourtant, Primary Concern reste une archive marquante de l’histoire du métal US, et Marc Fischer, son meilleur ambassadeur.
Cette passion discontinue est à l’origine de la création, avec Public Collectors, du site Hardcore Architecture (http://hardcorearchitecture.tumblr.com/ ).
Le projet est simple, et son résultat, saisissant. Marc Fischer confronte des critiques de démos, envoyées au magazine Maximum Rocknroll par des groupes punk et hardcore dans les années 80, aux photographies des lieux d’où ces cassettes furent envoyées.
Première constatation : beaucoup de ces niches de dissidence appartiennent aux banlieues cossues des grandes villes américaines. Un cliché pastoral, contredit par les évaluations que Maximum Rocknroll donne des hobbies de ses habitants.
Comme le démontre ce pavillon de la banlieue de Nashville. Il gît milieu d’une pelouse propre comme un green. Un canapé confortable attend sous un auvent que le barbecue s’allume et la famille se rassemble. Cette incarnation du Home Sweet Home fut aussi le foyer d’un groupe nommé Rednecks in Pain (Les Ploucs en Souffrance), dont la musique est gratifiée de la critique suivante : « Paroles très personnelles, écrites autour de l’amour et de la trahison. Mélodies brûlantes ».
Ailleurs, une maison bleue sous le soleil Californien. Son entrée est annoncée par palmiers et rosiers, et ses fenêtres sont ornées de vitraux représentant le soleil. En 1989, elle servait d’adresse postale a United We Stand (Debout Ensemble), que Maximum Rocknroll juge comme un « jeune groupe hardcore très rugueux sur les bords ».
Ou encore cette maison de poupée, sise dans le Milwaukee. On la croirait sortie d’une production Disney. Sa façade blanche est ornée de moulins à vent miniatures, de bouquets et de gerbes de fleurs. On imagine Marie Poppins rendre service quand la baby-sitter en titre doit réviser ses partiels. Pourtant, elle accueillit Silent Scream (Le Cri Silencieux), dont la musique est qualifiée de « trash métal cradingue bourré de basses, au chant bourru, avec un goût pour la distorsion. »
Avec beaucoup d’humour et de subtilité, Hardcore Architecture offre une réflexion affûtée sur notre société, sa définition de la réussite et ses mal-êtres dissimulés. Considéré selon cette perspective, le site est le frère périurbain et américain de la série photographique « Angoisse » du photographe et écrivain Edouard Levé.
En 2001, Edouard Levé photographie les monuments publiques d’Angoisse, petit village de la Creuse archétypal de milliers de communes français aux rues vides et places désertées. En apparence, rien ne dérange dans ce portrait de la ruralité ordinaire. Pourtant, au fil des clichés, le malaise s’installe, issu de la superposition du nom « Angoisse » au spectacle d’une désolation très quotidienne.
Avec la même acuité, Hardcore Architecture interroge l’incidence de nos lieux de vie sur notre psyché.
Grâce à ce travail remarquable, Marc Fischer dessine une carte de la révolte adolescente, du malaise banlieusard, de la contexture de l’american way of life devenu mode vie de l’ensemble du monde occidental. Sans dogmatisme, il souligne le rôle émancipateur de la musique, et par extension, de chaque expression artistique. Tout cela, avec la délicatesse inattendue d’un pont instrumental entre deux couplets d’une chanson d’Eryn Non Dae
Quatre questions à Marc Fischer :
Quelle est la génèse d’Hardcore Architecture ?
C’est une combinaison de différentes choses. D’abord, je suis fan de musique, et j’ai grandi en écoutant beaucoup de groupes mentionnés sur le site. J’ai découvert le magazine Maximum Rocknroll (que j’utilise comme source pour les adresses des groupes) vers 1987. J’avais 16 ou 17 ans, et c’était très important pour moi, car peu de mes amis s’intéressaient à la musique underground, donc c’était une riche source d’information.
En plus d’aimer ses éditoriaux, l’art, le design et les interviews, Maximum Rocknroll m’a fait découvrir des centaines de disques et de fanzines, et je correspondais avec quelques personnes travaillant pour cette publication. Adolescent, j’ai aussi publié un fanzine, alors quelques groupes de la fin des années 80 m’envoyaient aussi leurs démos, ou leurs premiers albums, pour que je les évalue. De la même manière, Maximum Rocknroll fit la critique de mon fanzine. J’appartenais à cette subculture internationale, et j’ai beaucoup appris sur la manière de collaborer et de créer un réseau créatif grâce à l’auto-publication, dans les années 80 et au début des années 90. Ce fut particulièrement important pour ma participation au collectif Temporary Services, qui est profondément impliqué dans l’auto-publication et les pratiques artistiques collaboratives.
En 2012, ma femme et moi avons acheté notre première maison, et dans ce processus d’accession à la propriété, j’ai passé énormément de temps sur des sites d’immobilier et sur Google Street View -me baladant souvent virtuellement dans le voisinage d’une maison que j’avais vu à la vente, pour ensuite m’y rendre si ça semblait prometteur. J’en suis venu à véritablement apprécier cette activité, en tant qu’expérience visuelle et manière de réfléchir la notion de lieu. A peu près un an après, j’ai commencé à rechercher les adresses de groupes trouvées dans les vieux numéros de Maximum Rocknroll avec Street View, et j’ai senti que ça offrait une manière nouvelle de comprendre la musique et le rôle que ces endroits pouvaient avoir joué dans sa création. A ce point, le projet m’avait emmené à travers tout le pays, dans une espèce de road-trip électronique, et c’est devenu une manière de penser à l’Amérique de manière plus ample.
Quand on examine vos projets, que ce soit Hardcore Architecture ou vos différentes activités avec Public Collectors et Temporary Services, on a le sentiment que l’une de leurs aspirations proéminentes est de créer des connexions : entre les différentes formes d’art, la culture institutionnelle et la culture populaire, le public et les artistes, et les artistes entre eux. Pensez-vous, comme Paul Klee, qu’un artiste est un médiateur avant d’être un créateur?
Dans mon travail avec Brett Bloom au sein de Temporary Services, nous incluons toujours cette déclaration dans notre bio: « La distinction entre la pratique de l’art et les autres entreprises de créations humaines n’a pas de sens pour nous ». Je vais devoir approfondir la position de Klee pour voir ce qu’il signifiait à propos de l’artiste médiateur avant d’être créateur.
Dans mon travail, j’ai cessé de m’inquiéter des démarcations entre l’art et la créativité, et rechercher des connexions entre les disciplines et les cultures est souvent fécond. Quand j’ai travaillé sur le projet Malachi Ritscher (un documentariste et activiste, parmi d’autres choses) avec Public Collectors, la sœur de Malachi m’a décrit comme un documentariste, ce qui ne m’avait jamais été dit auparavant. J’ai été considéré comme un journaliste, et je ne suis pas certain que les journalistes seraient d’accord avec ça, mais je trouve que ça me convient aussi.
En travaillant sur Hardcore Architecture, j’ai eu la sensation de faire un saut dans l’inconnu, mais aux yeux de tous. Beaucoup de gens explorent des voies inconnues et se perdent dans toutes sortes d’observations étranges, mais ne partagent jamais leurs découvertes avec personne. Je commence à penser que, peut-être, un artiste est quelqu’un qui s’enfonce dans l’inconnu, mais qui prend le temps de rendre ses découvertes tangibles à une audience. Au moins, c’est la tournure que prennent de mes derniers travaux avec Public Collectors.
Y a t-il une chose que les gens devraient vraiment savoir à propos de vos activités, et que vous aimeriez leur dire ?
Il n’est rien de critique qui me vienne à l’esprit. Visitez les sites, baladez-vous et passez du temps sur tout ce qui vous semble intéressant. L’une des surprises agréable de mon travail avec Hardcore Architecture, c’est qu’il intéresse un éventail de personne beaucoup plus large que je n’aurais pu l’imaginer, et pour des raisons que je n’avais pas vraiment envisagées.
Pourriez-vous nous conseiller un site web ?
J’aime rôder sur le site et parfois participer aux discussions du forum de Waxidermy (http://waxidermy.com/). Les participants y font des recherches très poussées sur des recoins très obscurs du monde discographique, et je trouve leurs manières de partager leurs connaissances et expériences intéressantes, utiles et inspirantes.
Eva Kristina Mindszenti
Hardcore Architecture : http://hardcorearchitecture.tumblr.com/
Public Collectors : http://publiccollectors.tumblr.com/
Temporary Services : http://temporaryservices.org/served/
Eryn Non Dae : http://www.erynnondae.com/