Ce 1er avril, le dernier concert du festival Les Franco-russes réunissait les musiciens de l’Orchestre national du Capitole sous la direction de Tugan Sokhiev et le pianiste bien-aimé des Toulousains, Bertrand Chamayou. Une fois encore organisée à huis clos, mais diffusée sur le réseau Internet medici.tv, cette dernière rencontre musicale (à laquelle le signataire de cette chronique a eu la chance de pouvoir assister en « présentiel ») a porté haut les couleurs de cette manifestation heureusement maintenue malgré les conditions sanitaires exceptionnelles.
Outre la présence au programme d’une œuvre française et d‘une œuvre russe, une partition signée Franz Liszt complète le panorama musical de ce concert. Il est vrai que le compositeur hongrois a tissé des liens importants avec les deux pays.
Cette belle soirée de clôture s’ouvre sur une pièce rare du jeune Olivier Messiaen. A peine récompensé du Prix de Composition du Conservatoire de Paris, le compositeur de vingt-deux ans achève en 1930 Les Offrandes oubliées, qualifiées de « Méditation symphonique pour orchestre ». Construite sous la forme d’un triptyque et précédée d’un commentaire du compositeur lui-même cette pièce exemplaire et originale reflète l’une des caractéristiques essentielles de l’homme, la profondeur de sa foi catholique. Olivier Messiaen évoquait également la « synesthésie » dont il était affecté. Une particularité qui lui permettait de « voir » des manifestations colorées précises à l’écoute des divers accords musicaux dont chacun produisait ses propres visions. Authentique ornithologue, il s’intéressait également aux oiseaux et en particulier aux caractéristiques de leurs chants.
Les Offrandes oubliées constituent la première de ses nombreuses productions liées à sa foi. A propos de cette œuvre, Messiaen évoque « l’oubli de l’homme devant le sacrifice du Christ ». Ainsi le trois parties qui s’enchaînent évoquent-elles successivement l’amour de Jésus, la folie du péché et la « Pitié adorable » du Christ. L’extase mystique qui ouvre et referme cette évocation se traduit par l’extrême douceur du matériau sonore, admirablement dosé par le chef et ses musiciens. La section centrale prend des allures d’agression sonore, aux éclatements vivement colorés que magnifie la richesse des timbres de tous les pupitres.
Bertrand Chamayou est ensuite le soliste du Concerto n° 1 pour piano et orchestre de Liszt. On connaît l’affinité du pianiste avec ce compositeur-virtuose. En 2011, au cours du 32ème festival Piano aux Jacobins, le jeune pianiste toulousain n’avait pas hésité à se lancer sans complexe dans l’interprétation intégrale des trois Années de Pèlerinage ! Cette fois, Bertrand Chamayou aborde cette sorte de vaste rhapsodie, contrastée et éblouissante de virtuosité, avec la plénitude de sa somptueuse sonorité. Le dialogue avec l’orchestre tient par instants d’un combat d’égal à égal. En excellente symbiose avec la phalange chauffée à blanc par Tugan Sokhiev, le soliste déploie un héroïsme sans faille, mais non sans finesse. Jouant le jeu d’une virtuosité décomplexée, il tient tête avec panache aux éclats les plus explosifs de l’accompagnement. L’apparente spontanéité de son interprétation, probablement savamment mise au point, se révèle pleine d’une imagination réjouissante. En outre, la subtilité des nuances n’est en rien négligée. Incroyable diminuendo sur un trille, passage immédiat d’un staccato ravageur au plus suave legato, nourrissent la richesse du texte musical de Liszt. Poésie et ardeur caractérisent cette belle interprétation qui aurait mérité la présence d’un public, sans nul doute enthousiaste. Qu’à cela ne tienne, les musiciens, Tugan Sokhiev en tête, lui ménagent un triomphe chaleureux !
La face russe du programme n’est autre que la Symphonie n° 5 de Tchaïkovski située au cœur des angoisses et des aspirations tragiques du compositeur, au cœur du trio des dernières symphonies qui forment un cycle autour d’un thème cher à leur auteur : le fatum, autrement dit le destin. Une œuvre que Tugan Sokhiev s’est approprié, depuis de longues années, avec détermination, ferveur et subtilité. Dans la succession des quatre volets contrastés qui la composent, le chef puise dans sa science de la couleur, du phrasé, des nuances, de la respiration que l’orchestre traduit avec grandeur et engagement. Il façonne le son comme un sculpteur dompte la matière sonore. Outre les qualités bien connues des bois et des cuivres, on est impressionné par l’intensité et l’ampleur qui se dégagent du jeu de tous les pupitres de cordes. Les montées d’adrénaline succèdent aux épanchements désespérés qui jamais ne sombrent dans la complaisance, ni dans le sentimentalisme. Une émouvante sincérité imprègne cette interprétation forte et digne. Un grand bravo aux musiciens toulousains qui jouent le jeu avec ardeur et musicalité. Les grands solos sont admirablement tenus : clarinettes, bassons, flûtes, hautbois passent de la douceur infinie aux blessures profondes. Un grand bravo au cor solo de Jacques Deleplanque dans l’Andante cantabile, bouleversant d’émotion : la beauté instrumentale au service de l’intensité expressive. La course finale donne le vertige. Tugan Sokhiev et ses musiciens signent là l’une de leur grande réalisation.
Serge Chauzy
une chronique de ClassicToulouse