Chaque semaine, on vous invite à lire une nouveauté, un classique ou un livre à redécouvrir.
Tableau de chasse d’Arnaud Guillon
Arnaud Guillon fait partie de nos écrivains au talent encore trop méconnu et il excelle à explorer les élans du cœur, dans leurs lumières comme dans leurs ombres. La preuve avec Tableau de chasse paru en 2015. Le temps d’un week-end, Manon et Vincent se rendent en Normandie chez les parents de ce dernier. Il est architecte au sein d’un cabinet en vue, elle dirige une galerie parisienne. Le couple formé par ces jeunes trentenaires ne va pas très fort et la perspective de vacances en Sicile ressemble à une dernière chance. Pas d’enfant entre eux, malgré le désir de Manon : ce poison lent a fait son œuvre. Mais pour l’heure, il s’agit de faire bonne figure.
Ce qui est facile avec Claire et Jean, les parents de Vincent, seniors aussi épanouis que radieux qui semblent sortis d’une publicité pour une assurance-vie. À la Villa Dalila avec vue sur l’Océan, le champagne se rafraîchit dans un seau, on boit du saumur-champigny, on se régale de salades et de bars rôtis, le soleil tombe dans les verres, les conversations fusent, on passe de fauteuils club à un vieux Chesterfield, on remet à l’eau un vieux voilier. Tout n’est qu’élégance et décontraction. Charme discret de la bourgeoisie… Jusqu’à ce qu’Eric, vieil ami de la famille ayant longtemps vécu à New York, ne s’invite. Entre le fringant quinquagénaire et Vincent, les rapports sont tendus depuis longtemps, mais la comédie sociale et la civilité l’emportent. On ne dévoilera pas plus les épisodes de ce Tableau de chasse qui, par-delà les événements attendus, réserve son lot de surprises.
Créer l’émotion
Les lecteurs d’Arnaud Guillon retrouveront ici son art délicat sachant planter un climat, une atmosphère, une lumière, un parfum. Le souvenir du bonheur passé remonte tranchant, comme cet été à Cadaqués plein de gaieté et d’eau verte. Manon songe à un moment aux films de Claude Sautet et « ces moments suspendus où, dans une expression, un regard, un geste, un silence, il savait comme personne capter la vie et créer l’émotion. » Cela s’applique parfaitement à l’écrivain. La famille, le couple, la nostalgie, des amis d’enfance auxquels on n’a plus rien à dire, la langueur ouatée des vieilles maisons : nous avons pu lire cela dans Écume Palace (prix Nimier 2000), 15 août ou Près du corps.
Mais Tableau de chasse aborde des terrains plus vénéneux et revisite à sa manière les codes de la tragédie antique. Aux paysages ensoleillés d’une Normandie de vacances succède un Paris nocturne, tendu, grouillant. Là, des secrets explosent tels des bombes à fragmentation, la vérité se fait aussi destructrice que les mensonges. Pour autant, Guillon ne sacrifie pas aux effets grandiloquents. Son roman est une mécanique de précision qui avance pas à pas. Les fissures entraperçues deviennent béantes. Du Sautet le plus lumineux, on passe aux plus noirs des films de Chabrol. Jusque dans le final qui laisse pantois.
Tableau de chasse, éditions Héloïse d’Ormesson