Chaque semaine, on vous invite à lire une nouveauté, un classique ou un livre à redécouvrir.
Dans l’œuvre aux inspirations variées de François Sureau, Le chemin des morts, bref récit d’une cinquantaine de pages sorti en 2013, vient de loin et restera dans la mémoire de ses lecteurs. On devine vite que l’écrivain a écrit et réécrit ce livre pendant des années, en marchant, en rêvant, en priant sans doute. Les premières phrases donnent le ton : « Les années quatre-vingt sont loin et me font penser à l’avant-guerre, mais à une avant-guerre que nulle guerre n’aurait conclue, et qui aurait simplement changé de cours. Quant à ceux qui l’ont vécue, faute de batailles et d’aventures ils ressemblent à présent à des égarés. »
C’était il y a quarante ans, une autre époque, un autre siècle : « plusieurs ministres étaient à peine plus vieux que moi, un grand vent venait de l’Atlantique, apportant les sacs de papier brun pour les provisions, la cocaïne, l’indifférence à la misère, le goût d’aller vite et de gagner beaucoup d’argent. Le manège français tournait depuis cinquante ans, avec ses chevaux de bois fatigués, aux têtes de résistants, de collaborateurs, de flics et de trotskystes : on pouvait désormais en descendre et partir à l’aventure. »
De l’autre côté
En 1983, François Sureau n’a pas encore vingt-cinq ans et vient d’entrer au conseil d’État en qualité d’auditeur de deuxième classe. Paris lui appartient. À la buvette du Palais-Royal, avec les camarades de son âge, il observe : « Nos aînés étaient aimables, d’une grande politesse. Nous nous montrions de loin celui qui avait été exclu en 1940, parce qu’il était juif, en conversation avec le dernier chef de cabinet du maréchal Pétain, l’ancien pilote de la RAF, l’inspirateur secret des ministres communistes, l’enragé de l’Algérie française. Le passé s’ouvrait devant nous comme une trappe. »
Le jeune homme, rapporteur dans une sous-section héritant des dossiers dont personne ne voulait, ne tarde pas à rencontrer l’ennui. Aussi, quand on lui propose une affectation à la commission des recours des réfugiés, il accepte avec enthousiasme. Demandeurs d’asile, réfugiés, apatrides : il faut trier parmi cette misère humaine avec la langue du droit. Iraniens, Tamouls, Zaïrois, Tchadiens, Basques… Parmi ces derniers, une vingtaine de recours sont arrivés. L’Espagne est devenue une démocratie, les socialistes sont au pouvoir, mais des militants basques sont traqués jusqu’en France par une formation paramilitaire, les GAL (Groupes antiterroristes de libération), créée clandestinement par le gouvernement espagnol et opérant avec l’indifférence bienveillante de Paris.
Le dossier de Javier Ibarrategui retient l’attention. Cet ancien militant antifranquiste occupa un poste élevé au sein de l’ETA et participa en 1968 à l’assassinat d’un commissaire tortionnaire. Réfugié ensuite en France, il rompit avec toute activité militante. Les années avaient passé, Franco était mort et enterré, l’Espagne un État de droit. Aucun élément, alors, n’établissait tangiblement l’existence des GAL et, moins encore, leur contrôle par Madrid. Accepter en France des réfugiés politiques basques serait interprété comme un affront et une injustice envers la jeune démocratie espagnole. Quant à Ibarrategui, libre à lui de se perdre dans la nature et de ne pas revenir en Espagne. Lorsqu’il comparaît devant la commission, il remercie la France de l’avoir accueilli pendant dix ans et déclare que s’il rentrait en Espagne – ce qu’il ferait si sa demande était rejetée – il serait vraisemblablement exécuté…
Chez les Basques, « Quand un membre de la famille meurt, il est conduit par un chemin particulier, que l’on appelle le chemin des morts », précise l’auteur de La Corruption du siècle et d’Inigo. François Sureau a pris ce chemin en marchant et en écrivant : « Trente ans ont passé. J’ai mené ma vie d’homme. J’ai payé mon dû. Le souvenir d’Ibarrategui ne m’a jamais laissé en repos. Il n’est pas passé un jour sans que je le revoie, debout devant nous, rue de la Verrerie, sans que j’entende cette voix sèche qui parlait notre langue et qui nous condamnait. Plusieurs personnes que j’aimais sont mortes et leur apparence, malgré tous mes efforts, s’est effacée de ma mémoire. Javier Ibarrategui y est resté, comme pris dans des glaces éternelles. La faute a des pouvoirs que l’amour n’a pas. » Demeure alors l’attente de la communion des saints : « J’espère qu’il me laissera mourir seul, mais que je le retrouverai de l’autre côté. »
Le chemin des morts • Gallimard