La rédaction de L’Opinion Indépendante abrite le dernier des bohèmes honnêtes. Christian Authier cultive naturellement l’art du paradoxe. C’est d’ailleurs ce qui fait son charme. Écrivain, il évoque la figure du promeneur solitaire, adepte des rêveries en clair-obscur, ou celle du romantique à fleur de peau, facilement élégiaque. Journaliste, il rappellerait plutôt, aux yeux de ses camarades cinéphiles, l’incorruptible Eliot Ness, qui fustige les compromissions et refuse de se soumettre au désordre établi. Authier n’est pas l’homme des postures faciles. Il ne ment ni ne surjoue. Chez cet être candide et tendre, à qui tout fait mal, l’émotion n’est jamais feinte, pas plus que la colère ou l’émerveillement. Il prodigue éloges et blâmes avec la même générosité simple. Son intransigeance est à la mesure de son indignation face aux lourdeurs, aux petitesses et aux médiocrités qui nourrissent son spleen. Insaisissable, Authier le reste, envers et contre tout. Ce fin lecteur de Muray sait éviter les écueils de la » rebellocratie « . On ne fera pas de lui un » mutin de panurge « . Les militants de tout poil, champions intéressés de causes fallacieuses, se heurteront toujours à son scepticisme, mélange subtil d’ironie et de désabus qui distingue les âmes délicates. Vainqueur du prix Renaudot de l’essai en 2014, Christian Authier se fait, dans ses ouvrages, l’ultime dépositaire d’un certain art de vivre et de penser. D’une certaine idée de la France, aussi. Portrait d’un irréductible gaulois, bien » de chez nous »…
Pouvez-vous revenir en quelques mots sur les grandes étapes de votre formation professionnelle ?
Dieu merci, j’ai eu vingt ans à une époque, 1990, où l’on ne parlait pas de « formation professionnelle ». Du moins, je n’ai pas entendu cette expression. Ma formation buissonnière a consisté en de longues études plus ou moins studieuses au cours desquelles le cinéma, la littérature et l’amitié ont constitué un excellent bagage. Ensuite, un stage à l’hebdomadaire toulousain L’Opinion indépendante m’a permis un peu plus tard d’y être pigiste avant d’être embauché. J’ai par ailleurs collaboré depuis à d’autres journaux, revues et magazines : Immédiatement, L’Atelier du roman, Service littéraire, Charlie Hebdo grâce à mon ami Bernard Maris, Le Figaro Magazine et Le Figaro littéraire. J’ai publié mon premier livre, un essai sur Patrick Besson, en 1998. D’autres ont suivi jusqu’à mon premier roman en 2004 aux éditions Stock où Jean-Marc Roberts, grand éditeur et bel écrivain disparu trop tôt, m’a fait l’honneur de publier six livres sous la couverture bleue qu’il avait créée. J’en ai encore publié un autre, De chez nous, sous cette même couverture après sa disparition. J’espère qu’il l’a aimé…
Votre parcours est intimement lié à la ville rose. Quel rapport entretenez-vous avec Toulouse et ses habitants ?
Un rapport quotidien ou presque depuis l’âge de six ans. Ce que j’aime particulièrement est ce privilège que peut offrir une ville de province, c’est-à-dire une sorte de lenteur, de permanence, qui résiste mieux en général au rouleau-compresseur de la marchandise, des architectes, des promoteurs immobiliers, de la laideur généralisée, de la métamorphose des rues en centres commerciaux à ciel ouvert. Par ailleurs, j’aime croiser dans les rues des silhouettes familières que je croise depuis des années sans pour autant les connaître. Elles me rassurent, font partie de mon décor intime.
Quels ouvrages placeriez-vous en haut de votre panthéon personnel ?
Ce n’est pas très original, mais Proust et Céline, du moins pour le Voyage et Mort à crédit. Ensuite, il y en a tellement… Stendhal, Fitzgerald, Borges, Blondin, Déon, Houellebecq, Modiano pour l’ensemble de leur œuvre, mais beaucoup d’écrivains comptent à travers un ou deux livres comme Paul-Jean Toulet ou Jean de La Ville de Mirmont avec leurs magnifiques poèmes. Des livres qui ne relèvent pas du pur roman ont aussi beaucoup compté. Je pense à La Vie sur terre de Baudoin de Bodinat, aux essais de Jean-Claude Michéa ou Paul Yonnet par ailleurs auteur sous le pseudonyme de Jean Michel Adventus d’un roman sublime : L.D.T. (leçons de ténèbres pour le repos des petits souris). Chez les contemporains étrangers, je suis avec autant de passion que d’excitation les œuvres de Javier Cercas, Bret Easton Ellis et John King. Chez les Français : François Taillandier, Patrick Besson, Eric Neuhoff, Nicolas Fargues, Jean Rolin…
Sur le plan littéraire, vous faites régulièrement l’apologie des » Hussards » (Roger Nimer, Jacques Laurent, Michel Déon) et de leurs principaux homologues (Kléber Haedens, Jacques Perret, Félicien Marceau). Certains commentateurs vous ont d’ailleurs affilié au groupe fictif des » Néo-Hussards », que vous formeriez en compagnie d’Eric Neuhoff, Patrick Besson on encore Denis Tillinac. Cautionnez-vous cette association ? Si oui, quelle est la profession de foi commune de ses membres ?
J’ai été sensible à cette « famille » d’écrivains bien que sous l’appellation « hussards » ou « néo-hussards » se trouvent des styles et des univers très différents. Ces expressions sont commodes, mais ne veulent pas dire grand-chose. Ce que les écrivains que vous citez ont en commun – je mets à part Tillinac qui a été un écrivain militant, thuriféraire de Chirac puis de Sarkozy – est précisément de refuser toute profession de foi. J’ai eu la chance d’interviewer longuement Jacques Laurent, de voir régulièrement Michel Déon depuis presque vingt ans, de connaître Eric Neuhoff et Patrick Besson qui – outre leurs talents – sont parmi les personnes les plus drôles que je connaisse. Pour ma part, j’ai été en effet assimilé aux « néo-hussards » notamment parce que j’ai eu le prix Roger Nimier. Je n’aime pas les étiquettes, mais je préfère être associé à ces écrivains qu’à Eric Chevillard ou Philippe Sollers.
Les auteurs évoqués plus haut font figure d’esprits inclassables, unis par l’amour de la liberté et de la camaraderie, le rejet du sectarisme et la détestation de tous les conformismes. Vous célébrez des valeurs analogues dans la plupart de vos ouvrages. Peut-on voir en vous un » anarchiste de droite « , un moraliste à inscrire dans la tradition de Michel Audiard ?
Comme je le disais, je n’aime pas les étiquettes, je ne crois pas en la politique et les idéologues m’effraient. Je ne me considère surtout pas comme un moraliste. Quant à l’expression « anarchiste de droite », cela me fait penser à une phrase de Blondin auquel on demandait si les hussards étaient des écrivains de droite. Il avait répondu en substance : « On nous appelle écrivains de droite pour faire croire qu’il existe des écrivains de gauche ». Les notions de droite et de gauche ne sont que d’un piètre secours pour aborder la littérature et encore plus pour aborder la vie. « Homme de gauche ou homme de droite, vous voyez ça sur vos tombes, vous ? Moi pas » disait Bernanos.
Vos évocations, même les plus joyeuses, sont teintées d’une mélancolie persistante. Quel rapport entretenez-vous au passé et à la nostalgie ?
Ce rapport au passé ou cette nostalgie que vous évoquez doivent sans doute au combat que je mène contre le temps qui passe. Or, je crois bien que je vais le perdre, du moins dans ma vie terrestre… Chaque jour qui passe est donc une petite défaite même si cette journée a été merveilleuse… D’où une certaine nostalgie du passé, lointain comme proche. Je peux même éprouver une nostalgie par anticipation quand le présent, par moments, par éclats, peut sembler si harmonieux, si beau, que sa prochaine fuite et sa transformation en souvenirs me déchirent déjà le cœur. Par ailleurs, j’avais lu dans un livre que « les gens sont plus gentils lorsqu’ils sont en nostalgie ». Je le crois : vous ne transformerez pas un doux nostalgique en tueur, en idéologue ou même en militant.
Vous avez un goût particulier pour les plaisirs simples de l’existence (la bonne chère, l’amitié, le football), qui donnent du baume au cœur et permettent d’affronter les coups du sort. Quel avenir voyez-vous pour ces moments de grâce, images d’un mode de vie révolu, au XXIe siècle ?
Permettez-moi de vous contredire : bien manger ou bien boire, avoir de véritables amis ou voir un bon match de football ne sont, hélas, pas vraiment des plaisirs « simples » à satisfaire. En revanche, ce sont des bonheurs d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Je ne vois pas bien qui ou quoi pourrait m’empêcher de festoyer avec des amis choisis. En tout cas, je souhaite à cet hypothétique empêcheur bien du courage…
Que représente le septième art dans votre vie et dans votre œuvre ?
J’ai écrit trois livres sur le cinéma qui est une passion contractée dans l’enfance et l’adolescence. Truffaut faisait dire à l’un des personnages de La Nuit américaine que le cinéma est plus harmonieux que la vie et que les films sont comme des trains qui avancent dans la nuit. C’est exactement cela. Puis, il faut essayer de voir les films dans des salles avec un écran qui nous écrase, dans le noir et le silence. Voir un film c’est comme une prière, un moment de recueillement et d’exaltation. Je dois au cinéma quelques-unes des plus grandes joies de mon existence.
Quels sont les longs-métrages que vous conseilleriez spontanément à un néophyte ?
Tous les films, sans aucune distinction, les bons comme les mauvais… Cela dit, si l’on veut commencer par les bases, il faut voir tout ce qu’il est possible de voir chez Hitchcock, Welles, Hawks, Ford, Keaton, Lang, Tati, Kurosawa, Wilder, Lubitsch, Walsh, Minnelli, Huston, Fellini, Kubrick, Tarkovski, Malick, Scorsese, Allen, Eastwood, Mann… Piocher chez Murnau, Griffith, Guitry, Renoir, Eisenstein, Chaplin, Rossellini, Curtiz, Kazan, Bresson, Jerry Lewis, Stanley Donen, Godard, Risi, Rohmer, Blake Edwards, Bergman, Pasolini, Polanski, Nikita Mikhalkov, Melville, Visconti, Peckinpah… Arrêtons, nous devons arriver déjà à deux mille films. C’est un bon début. Ensuite, on peut parler de cinéma.
Vous avez une prédilection marquée pour l’œuvre de Clint Eastwood. Quelles sont, d’après vous, les spécificités qui fondent son identité de créateur et sa reconnaissance publique ?
Difficile de répondre à cette question en quelques mots. J’ai consacré deux livres à Eastwood qui n’ont pas épuisé les réponses. Pour faire court, disons qu’il s’agit d’un artiste foncièrement américain et totalement universel. Mais plutôt que d’en parler, mieux vaut voir Breezy, Honkytonk Man, Bird, Sur la route de Madison, Impitoyable, Million Dollar Baby ou Gran Torino.
Clint Eastwood sur le tournage de Breezy
Vous semblez également vouer une admiration particulière au cinéma de Terrence Malick…
Il est l’un des rares créateurs de formes inédites en activité, l’égal d’un Welles ou d’un Murnau. Un artiste à l’état pur qui ne commente pas ses films, se tient à l’écart des médias. Il réussit à filmer des êtres et le monde, les corps et l’esprit, avec une grâce et une beauté bouleversantes. Un jour, un ami m’a dit qu’il aurait vécu brièvement à Toulouse dans les années 80. Étant donné qu’il avait cessé de tourner à cette époque, qu’il s’était installé à Paris et qu’il n’existait que quelques photos de lui que l’on ne pouvait trouver – et pour cause – sur Internet, l’hypothèse d’un Malick incognito dans la ville rose est tout à fait plausible. J’aime à imaginer que j’ai peut-être vu à l’époque un film à la Cinémathèque de la rue Roquelaine non loin du réalisateur des Moissons du ciel…
Comment évaluez-vous l’état actuel du cinéma français ?
Je suis très mal placé pour l’évaluer car j’évite comme la peste les films français actuels à l’exception de ceux de quelques cinéastes comme Jean-François Stévenin, Bruno Podalydès, Pierre Salvadori, Pascal Thomas, voire Arnaud Desplechin, Emmanuel Mouret ou Pierre Jolivet.
Parmi les réalisateurs actifs à l’heure actuelle, combien laisseront une trace dans les annales cinématographiques ? Distinguez-vous quelques futurs maîtres dans les rangs de la jeune génération ?
Impossible de répondre. Il serait bien présomptueux de dire aujourd’hui qui laissera une trace dans 30 ou 40 ans, mais il y a déjà des maîtres ou des petits maîtres en activité chez les plus jeunes. Quentin Tarantino poursuit une œuvre assez remarquable imprégnée d’une cinéphilie et de références qui lui permettent de signer des films à la fois modernes et riches d’un siècle de cinéma. Après des débuts flamboyants, les deux derniers films de Paul Thomas Anderson m’ont semblé fléchir, mais Magnolia fut l’un des grands films des années 90. Wes Anderson, coqueluche des médias branchés qui boudèrent ses premiers films pourtant excellents, est un cinéaste sensible et passionnant. Idem pour le trop méconnu Jonathan Levine dont les films – All the Boys Love Mandy Lane, Wackness, 50/50 et Warm Bodies – sont de petites merveilles. Quant aux comédies produites, écrites ou réalisées par Judd Apatow et sa bande – Will Ferrell, Ben Stiller, Steve Carell, Seth Rogen… – , bon nombre d’entre elles sont déjà des classiques ou le deviendront. À mes yeux, Funny People et 40 ans : mode d’emploi d’Apatow sont du niveau du meilleur Billy Wilder ou Blake Edwards…
En 2009, vous écriviez à propos des séries télévisées : » Si le prêt-à-penser les considéra longtemps comme des programmes de bas-étage reflétant l’hégémonie culturelle US, il convient désormais de les louer, en particulier lorsqu’elles prônent la défense de la démocratie américaine par la torture (24 heures), la consommation et l’hédonisme (Sex and the City) ou la justice expéditive rendue par un tueur en série (Dexter) « . Qu’en est-il en 2015 ?
Je dois préciser que j’ai dévoré toutes les saisons de 24 Heures avec un vrai plaisir malgré les répétitions et les invraisemblances. De même, j’ai vu l’intégrale de Sex and the City, série sympathique et intéressante. Quant à Dexter, la vision d’un seul épisode m’en a détourné à jamais. Je ne méprise pas la production télévisuelle actuelle, en particulier américaine, car depuis près de vingt ans s’y développent des créations plus originales, puissantes, intelligentes et audacieuses que dans l’essentiel de la production cinématographique. Guère surprenant dès lors de voir des cinéastes comme David Fincher, Michael Mann ou Martin Scorsese investir à leur tour le genre. Il est désormais convenu de dire que Les Soprano ou Sur écoute – à laquelle ont collaboré des écrivains américains de talent comme Dennis Lehane, George Pelecanos ou Richard Price – sont de grandes œuvres d’art. Ce que je brocardais en 2009 était l’émergence d’un certain snobisme, chez les médias qui sont les arbitres des élégances, consistant à aduler une forme de culture populaire longtemps méprisée ou ignorée. Or, des productions des années 50, 60 ou 70 témoignaient déjà de grandes qualités : Les Envahisseurs, Les Mystères de l’Ouest, Amicalement vôtre ou ce chef-d’œuvre qu’est Chapeau melon et bottes de cuir. Quant à 2015, l’aventure continue. Games of Thrones est épatant et j’attends avec impatience les deuxièmes saisons de True Detective et de Fargo.
Propos recueillis par Alexandre Parant.