Depuis son premier appareil offert par sa grand-mère jusqu’à sa série « Les souffles nocturnes du canal », Juliette Agnel explore la nature avec une grande sensibilité. Invitée ce printemps en résidence sur le canal du Midi par la Mission Mécénat des Voies Navigables de France, la photographe a capté les souffles de l’eau et du vent, mais aussi la fragilité d’un paysage menacé. En effet, les platanes qui bordent le canal succombent au chancre coloré, un champignon microscopique incurable. Rencontre avec une artiste à l’écoute du vivant.

© Chiara Santarelli
Culture 31 : Quelle a été votre première expérience avec un appareil photo ? Peut-être un simple jetable d’enfance… Vous en gardez un souvenir précis ?
Juliette Agnel : J’ai un souvenir tactile d’un appareil photo plat et orange – avec un rond rouge sur lequel il fallait appuyer – que m’avait offert ma grand-mère, toute petite. C’est vraiment mon premier souvenir. Mais j’en ai plein d’autres, dont le bruit du Polaroïd, que je peux même refaire maintenant tellement je le connais par cœur.
À l’origine, vous vous dirigiez vers les arts plastiques. Comment la photographie vous a-t-elle attirée dans ses filets ?
Encore avant, je voulais faire de la bande dessinée, puis on m’a dit que c’était plus intéressant de travailler l’œil dans le global, plutôt que de faire quelque chose de trop spécifique. Je suis alors arrivée en arts plastiques, où j’ai fait de la peinture, de la gravure, de la sérigraphie… J’ai expérimenté les matières. Et c’est à travers une UV – on appelait ça comme ça – qu’on nous a proposé de transformer une autre de ces matières. La contrainte était d’utiliser des appareils photo, donc je n’avais pas le choix. Par contre, j’ai choisi le marron, et pendant toute l’année, j’ai photographié le marron de très très près, jusqu’à le transformer en autre chose.
La nature tient une place particulière dans votre travail. Qu’est ce qui en fait votre muse de prédilection ?
D’une part, je pense que cette première expérience de l’image photographique que j’ai eue à travers le marron était une rencontre avec le vivant. J’ai eu l’impression de pénétrer à l’intérieur de son temps et d’un mouvement propre à lui. Je pense que ça a été une rencontre un peu fondatrice. D’autre part, la nature, les fougères, la nature profonde de l’eau verte, où j’allais en vacances de façon rémanente, ça a été un espace de respiration pour moi. De jeu aussi, mais de soin surtout. J’allais là et je me sentais mieux. Je pense que c’est un espace de liberté, la nature. Et puis voilà, ça m’a beaucoup parlé, ça continue à me parler, et je cherche à développer cette relation privilégiée.

© Juliette Agnel
Vos clichés sont d’ailleurs très oniriques et donnent presque une dimension irréelle à vos sujets photographiques. Quel est votre rapport au rêve ?
Il est assez fort. En fait, ce que j’aime justement, c’est quand les images et mes photographies permettent de transformer le monde, ou de passer d’un monde à un autre, voire d’être sur la tangente, sur le bord de ce monde-là. J’aime le fait que l’imaginaire puisse prendre sa place au cœur du monde réel, puisque je prends des photos du réel, mais qu’il y a ce point de bascule. Il peut y avoir ce même espace de rêverie quand on écoute de la musique, et de mon côté, c’est ce qui m’intéresse au sein de la photographie.
Ce printemps, vous avez embarqué pour une résidence photographique sur le canal du Midi, proposée par la Mission Mécénat des Voies Navigables de France. Comment avez-vous vécu cette immersion ?
Très très bien. Effectivement, c’était la première fois que j’étais directement en lien avec l’eau, du point de départ jusqu’au point d’arrivée de mon travail photographique. Une eau qui fait du lien entre les hommes, la nature, le commerce, et l’histoire. Donc cette eau était une matière première importante pour ce travail-là. En cherchant l’eau, je me suis rendue compte que la présence du vent était aussi hyper puissante, toujours présente dans les photographies que je faisais. Puisque j’ai aussi photographié la nuit, et qu’à chaque fois, j’avais des temps de pose longs, le vent était à prendre en considération directement. Non seulement dans les oreilles et dans la sensation du corps, mais aussi dans le temps de la photographie.

© Juliette Agnel
La série « Les souffles nocturnes du canal » est le fruit de cette résidence. Comment la décririez-vous ?
C’est une série qui est dédiée aux platanes. Le point de départ, c’est ce qui va se passer sur ces platanes-là, qui sont en train de mourir, et qui ont été le symbole du canal, mais aussi comment on essaie de remettre de la vie dans ce lieu qui est si important pour les gens. C’est également une série sur l’eau, sur ce lien géographique et même social qu’offre cette eau, qui fait que les gens sont complètement mordus du canal, et qu’il y a un réel attachement, comme une sorte de personnification. En tout cas, c’est un symbole fort. Donc c’est une série à la fois symbolique et historique sur une eau qui a été maîtrisée par l’Homme.
En fait, pour moi, c’est une vraie rencontre, avec tout l’étonnement, le respect et la joie de pouvoir être sur l’eau, puisque je suis restée sur cette eau. Je n’ai pas arpenté à côté, elle m’a portée. Avec des bateaux qui sont assez lents, pour respecter les lieux, on a traversé des villes et croisé d’autres bateaux. La traversée permet d’être à l’intérieur d’un temps assez allongé, parce qu’on traverse des territoires dans un temps assez long. On s’arrête à plein d’endroits, mais ce n’est pas comme quand on est en voiture, qu’on va quelque part, et qu’on s’arrête dans un hôtel ou un camping, puis qu’on repart. Il y a beaucoup de fluidité avec le fait de traverser ces paysages sur l’eau.

© Juliette Agnel
Trois œuvres de cette série seront vendues aux enchères, au profit de la replantation du canal du Midi. Quelle place tient la préservation de l’environnement dans tes préoccupations ?
En fait, elle est toujours présente, sans que je la cherche, comme si je m’étais dit : « tiens, je ferais bien une série sur l’environnement ». Pour « Les souffles nocturnes du canal », c’est plutôt une demande qui est venue de la part des Voies Navigables de France. Il n’empêche que c’est une demande à un endroit et à une personne qui est sensible au vivant. Ce n’est pas que mon discours soit un discours écologique/politique. Néanmoins, c’est un travail que je fais sur le respect du vivant. Du coup, intrinsèquement, c’est lié à l’environnement. Quand on est à la place d’un observateur, et qu’on observe un lieu avec de l’amour ou qu’on le découvre avec un vrai regard, on est au service de ce même lieu.
Donc selon vous, photographier la nature, c’est déjà la défendre ?
Absolument.
Le public pourra quant à lui admirer « Les souffles nocturnes du canal » du 1er juillet au 21 septembre 2025 à La Redorte. Que souhaitez-vous qu’il emporte avec lui en quittant l’exposition ?
Un peu de vent, un peu d’eau, un peu de souvenirs, un peu d’histoires.
Propos recueillis par Inès Desnot