C’est avec « Les Oiseaux » que le duo Laurent Pelly et Agathe Mélinand termine cette saison à la tête du TNT avant de s’envoler vers d’autres horizons en 2018.
Farce politique et religieuse écrite en 414 avant Jésus-Christ, « Les Oiseaux » d’Aristophane n’en est pas moins une pièce d’actualité. Son propos caustique vient chatouiller nos oreilles en pleines élections présidentielles…
Deux citoyens Pisthétairos (Georges Bigot) et Evelpidès (Eddy Letexier) tenant chacun une valise à roulettes d’une main et un oiseau dans l’autre, fuient Athènes, ses magouilles et ses chicanes, à la recherche de tranquillité et s’en vont trouver refuge auprès… des oiseaux ! Leur projet est de leur faire construire dans les airs une cité volatile utopique, enceinte d’une muraille la protégeant du vil monde des hommes. Dans un premier temps, agressifs et méfiants, les oiseaux finissent, comme le corbeau d’une autre fable, par être séduits par le discours de Pisthétairos, fin orateur et fieffé stratège. Ce plan est surtout destiné à rendre aux deux hommes une souveraineté qu’ils avaient perdue avant le règne de Zeus : idéalement située entre l’Olympe et la Terre, faisant ainsi barrage entre les dieux et les hommes, la bien nommée « Coucouville- sur-Nuages » permet au très ambigu Pisthétairos de dominer à la fois le monde d’en haut et celui d’en bas. Avec l’aide d’ « oiseaux-frontières » gardant l’entrée de l’enceinte, celui-ci contrôle d’une part son accès aux nombreux postulants à l’immigration et d’autre part, assujettit les dieux à un tribut pour le sacrifice des humains. Bientôt les dieux affamés n’auront pas d’autre choix que de négocier avec les oiseaux et de pactiser avec Pisthétairos qui se sent pousser des ailes, au propre comme au figuré. Renversant l’ordre existant en détrônant Zeus, les deux Athéniens, après avoir abusé et manipulé leurs nouveaux alliés, assoiront leur hégémonie et n’hésiteront pas au besoin, à faire preuve de tyrannie en faisant rôtir les insurgés volatiles. Ainsi, l’utopie du monde des oiseaux, comme chantée par le Coryphée (Alexandra Castellon, formidable) prônant le retour à l’état sauvage et la transgression des tabous, faisant l’éloge de la nature et niant les valeurs de la société humaine, sera finalement pervertie par les hommes pour devenir une nouvelle Athènes avec ces mêmes lois et conventions… qu’avaient fuies Pisthétairos et Evelpidès. Comment une utopie politique confrontée au réel est-elle corrompue par ceux qui ont en charge de la mettre en place ? Comment une démocratie se transforme-t-elle en tyrannie ? Telle est la réflexion proposée dans cette satire de plus de 2400 ans et dont l’universalité résiste au temps.
« Les Oiseaux » est une pièce ouverte, dont les différents niveaux de lectures en font une œuvre ambiguë, riche, sujette à nombre d’interprétations et de questionnements. Comédie fantaisiste, elle manie un chatoyant et surprenant mélange de registres expressifs : poésie, langage vulgaire, onomatopées, langue contemporaine et expressions en grec se côtoient avec bonheur dans une traduction d’Agathe Mélinand, à la fois moderne et fidèle à l’esprit de la poétique aristophanienne. Satire irrévérencieuse, elle dénonce les dérives des régimes politiques et brocarde, dans un même élan, toutes les couches de la société. Poète avant-gardiste, jeune délinquant, huissier, géomètre, diseur d’oracles et inspecteur sont ridiculisés, tout comme déesses et dieux sont raillés avec insolence (Iris, Poséidon, Héraclès…) Si Evelpidès est dépeint comme un être terre-à-terre et un peu stupide, Pisthétairos lui est un personnage plus complexe, énigmatique. Sympathique et goguenard au début, aspirant à défendre les oiseaux en les protégeant des imposteurs, il devient, au fil des scènes, un démagogue et un autocrate malin et amoral.
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Il est dommage que le même jeu bouffon des comédiens employé tout au long de la pièce – même s’il respecte la convention théâtrale d’Aristophane – absorbe les subtilités du texte, autant sa poésie que sa noirceur. Davantage de nuances dans l’interprétation auraient été à même de donner plus de relief au propos, dans ses recoins les plus âpres, comme cette incapacité des hommes à vivre en harmonie avec la nature sans la juguler ou encore la question de la bestialité du pouvoir. La grande réussite de la pièce tient dans la chorégraphie de ce chœur d’oiseaux petits et grands : huppes, merles, pies, perdrix, mésanges, flamants, tous déplumés – car ils seront véritablement « plumés » par Pisthétairos. Casque sur la tête surmonté d’une houppe et éventails en bois en guise d’ailes et de queue, ils avancent en rang serré, cou allongé et jambes nues, dans une gestuelle martiale, claquant leurs ailes sur un rythme percussif d’un effet sonore et visuel très réussi. Laurent Pelly, qui signe toujours la scénographie de ses spectacles, a opté pour un décor calciné, un no man’s land entre deux mondes, une cité fantastique.
Les deux co-directeurs du Théâtre National de Toulouse nous laissent en cadeau, avant leur départ en janvier 2018, cette fable colorée, à méditer encore pendant longtemps.
Une chronique de Sarah Authesserre pour Radio-Radio
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