Éloge des poètes et du bon vin avec Elrik Fabre-Maigné
Il a rencontré Julian Beck et son Living Theater, Jimi Hendrix et Jim Morrison, été compagnon de route du groupe Magma et du Théâtre du Chêne noir d’Avignon, et « copain » de Léo Ferré. Depuis 35 ans, il sillonne les scènes de la région et d’ailleurs pour y faire entendre les mots et les mélodies des auteurs qu’il aime lors de « concerts poétiques » donnés en compagnie d’amis musiciens.
Entretien avec Elrik Fabre-Maigné, chantre des poètes… et du bon vin.
Ceux qui vous connaissent bien savent à quel point la poésie et la musique tiennent une place centrale dans votre vie. Comment y sont-elles entrées ?
Par l’entremise bienveillante et éclairée de ma grand-mère Eugénie qui possédait une bibliothèque extraordinaire où je trouvais les grands poètes de langue française mais aussi ceux issus d’autres cultures, en particulier des poètes chinois comme Li Po. Elle était fascinée par l’Asie et l’Extrême-Orient qu’elle m’a fait découvrir en même temps que le patrimoine poétique français. Elle jouait également sur son clavecin, comme le faisaient les jeunes filles de bonne famille de la fin du XIXème siècle. Les airs qu’elle interprétait sont gravés dans ma mémoire, toutes ces merveilleuses mélodies de Fauré, de Saint-Saëns, et ces comptines traditionnelles. C’est donc elle qui m’a ouvert et initié à la poésie, d’autant plus que c’était mal vu par mon père : dans une famille de militaires, les poètes, la musique, ce n’était pas pour les hommes. Inutile de préciser que mes passions étaient contrariées… Je me suis ainsi réfugié très tôt dans la poésie pour écrire, coucher mes sentiments et mes états d’âme sur le papier.
L’écriture justement, à quel âge avez-vous commencé et par quel genre ?
Dès que j’ai su vraiment écrire ; j’ai commencé à noircir des cahiers d’écolier vers l’âge de sept ans, en y consignant ma vision du monde, les élans de mon cœur, mes premiers émois, mes révoltes aussi. C’est venu très tôt l’écriture de poésies, sous l’influence des poètes que me lisait ma grand-mère, notamment Francis Jammes. Je me suis mis à travailler ma prose pour en faire de la poésie parce que ce jeu-là – n’oublions pas que c’est un jeu – réjouissait profondément l’enfant rêveur que j’étais.
Qu’est-ce qui vous inspirait à cette époque en dehors de vos révoltes, de vos émois ? La beauté du monde, celle de la nature y avaient-elles aussi leurs places ?
Absolument. Je vivais seul avec cette grand-mère dans un appartement immense, aux hauts plafonds, où je me perdais ; la nuit, j’avais peur du grand Bodhisattva (bouddha) que j’ai donné, plus tard, au Musée Georges Labit. Ma grand-mère était antiquaire et j’ai grandi au milieu de meubles anciens – certains d’époques Louis XIII, Louis XV, Louis XVI – de magnifiques pendules, de buffets ouvragés, de toiles de maîtres comme un Molière par Largillierre. Ajoutez les trophées de la Légion étrangère, les soldats de plomb, les décorations, les armes blanches anciennes… Nous habitions le beau quartier Saint-Étienne. J’étais enfant de chœur à la cathédrale où je chantais l’élévation de l’esprit, mon côté mystique étant vivement stimulé par cette activité. À côté de cette vie citadine plutôt corsetée, il y avait heureusement la campagne, la maison de ma grand-mère au bord de la Garonne dans un hameau du Muretain, entre coteau et terrasse alluviale, et le château de mon arrière-grand-père maternel, un des médecins de George Sand, dans le Berry. J’y étais livré à moi-même, entouré d’oiseaux, d’animaux, et j’y retrouvais l’univers des poètes que j’aimais, celui de Virgile, Ovide, Ronsard…, de tous ces auteurs amoureux de la nature. C’est là aussi que j’ai ressenti mes premières émotions sentimentales et sensuelles, le tout constituant un matériau de choix, très inspirant pour écrire. Autre aspect de mon enfance, le fait que je sois en contact direct avec la guerre d’Algérie par le biais de mon père et de son cousin, officier supérieur dans les commandos de choc, les bérets noirs. Mes révoltes, un certain désespoir et la perte de ma foi d’enfant sont venus de là. Tout cela constituait un pot-pourri de sentiments violents, creuset de mes inspirations poétiques de l’époque. Mais j’ai longtemps gardé cela pour moi, dans mon jardin secret. La première fois que j’ai lu de la poésie en public, c’était au collège dans le cloître des Jacobins, notre cour de récréation à l’époque, mitoyenne du Lycée Fermat : j’aimais me placer à cet endroit et déclamer Rimbaud, Villon, Apollinaire, et d’autres poètes pour les copains, et surtout les copines.
Votre vie a été jalonnée de belles rencontres avec des auteurs, des musiciens. Quelles ont été les plus marquantes, les plus déterminantes pour vous ?
Même si dans ma famille on n’écoutait que de la musique « classique » (mon père avait une préférence pour Wagner…), c’est le rock qui a suscité mes premières grandes émotions musicales. Cette révolte, cette excitation physique correspondaient à mon état d’esprit, à ce que je recherchais. J’ai découvert alors qu’il y avait de vrais poètes du rock, Jimi Hendrix par exemple, rencontré en 1967 après un concert à la Faculté d’Assas à Paris grâce à mon ami Alain Dister, grand photographe. Peu après, au Théâtre Sorano, j’ai fait la connaissance de Julian Beck, le fondateur du Living Theater. Avant d’être un metteur en scène, Beck était un poète. Il disait ses poèmes sur scène et invitait le public à en faire autant. C’est donc au Sorano, à son invitation, que j’ai lu pour la première fois sur une scène un de mes poèmes (consacré à la guerre d’Algérie, La ballade des traumatisés). La passion du théâtre m’est venue à ce moment-là. J’ai organisé des représentations pour l’Arche de Noé Théâtre, puis le Théâtre du Chêne noir d’Avignon dont j’ai fait partie. J’ai eu la chance de fréquenter également des musiciens exceptionnels, Magma, un groupe de rock progressif qui vient de fêter ses cinquante ans, de rencontrer Jim Morrison, et enfin Léo Ferré qui a eu un rôle capital dans ma volonté d’être un acteur du spectacle vivant.
On ne peut pas être insensible au fait d’avoir connu ces artistes de légende, mais ces rencontres ont vraiment bouleversé votre vie.
C’est le moins que l’on puisse dire. Toutes ces rencontres ont eu lieu à une période où je me cherchais. Ce que je savais, c’est que je ne voulais pas être militaire comme mon arrière-grand-père le fut et comme mon père l’aurait souhaité. D’abord, c’est à une carrière au théâtre que j’ai songé : être sur scène, sous les feux de la rampe, pour y dire des textes. Petit à petit, ces rencontres ont fait évoluer mes envies. J’étais en rupture avec mon milieu et lorsque j’ai eu mon bac, j’ai pu m’échapper de ma famille et trouver un petit boulot. J’ai commencé des études en archéologie et histoire de l’art qui ont au moins eu le mérite de nourrir mon imaginaire, même si je ne suis pas un scientifique. Par la suite, peu de temps avant sa mort tragique, Jim Morrison, qui était un immense poète, m’a beaucoup encouragé à continuer d’écrire et à lire mes textes sur scène avec des musiciens. En discutant avec lui, après un concert mémorable à Londres en 1968, j’avais compris combien sa révolte faisait partie de sa poésie au même titre que l’amour. Ce fut une rencontre passagère mais essentielle. Quelque temps après, il y a eu celle de Léo Ferré, encore plus décisive.
Je vais être un peu curieux… dans quelles circonstances l’avez-vous rencontré ?
Tout simplement parce que je faisais partie d’une association de copains qui organisait des concerts pour des artistes comme ceux du Théâtre du Chêne noir d’Avignon, ou comme Magma. Un jour, par hasard, (quoiqu’Éluard dise « il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous »), le manager de Magma nous a annoncé qu’il organisait une tournée Magma/Léo Ferré. C’est là que j’ai rencontré cet homme qui m’impressionnait terriblement. J’avais déjà entendu Ferré – chanteur qu’il était interdit d’écouter chez moi mais qui était aussi censuré à la radio – sur des 33 tours que passait un vieux républicain catalan qui travaillait pour ma grand-mère en fabriquant de faux meubles anciens. Il m’avait fait écouter Pacific Blues, sentant que j’étais malheureux de ce qui s’était passé lors de cette guerre d’Algérie qui n’osait dire son nom. Ferré pour moi, c’était LE poète-musicien. Après avoir fait sa connaissance et sympathisé avec lui lors de cette tournée à Toulouse, Carmaux, Brive, etc., il m’a lui aussi poussé à dire mes textes sur scène et conseillé d’entrer au Théâtre du Chêne noir. De là est née une relation épistolaire épisodique à laquelle rien ne l’obligeait : il était impitoyable lorsque mes textes ne valaient rien, mais m’encourageait toujours à travailler, et cela sans la moindre condescendance. Dans ma démarche artistique, celle à laquelle m’a encouragé Léo, je me suis démarqué du théâtre pour être un passeur, un « diseur » de poésie accompagné par des musiciens sur scène, d’où cette forme de « concert poétique ». Pour moi, bien que je ne sois pas musicien, la musique est aussi importante que la poésie. Après sa mort, sa femme Marie fut pour moi un soutien précieux et grâce à elle, la présence quasi tutélaire de Ferré demeure encore aujourd’hui. C’est en particulier grâce à Marie (et bien sûr à Mathieu, leur fils) que j’ai créé le spectacle Grazie mille, Léo avec mes amis musiciens de la région toulousaine, en 1993 à Odyssud. Depuis, nous l’avons repris au TNT, à la Salle Nougaro, au Théâtre des Nouveautés à Tarbes, avec un égal bonheur à chaque fois.
Ferré et sa femme avaient une propriété en Toscane, que Marie Ferré possède toujours d’ailleurs, et où elle produit un excellent chianti. Dans la liste de vos nombreux spectacles, de vos concerts poétiques, il y en a un qui a pour titre L’Éloge du bon vin. De quoi s’agit-il ?
Il faut préciser que dans mon travail de création, il y a des anthologies parce que c’est ma passion et que j’ai, parmi d’autres, la passion des grands poètes. S’il y a donc toujours les nourritures spirituelles dans mes concerts poétiques, il y a également les nourritures terrestres. Il se trouve que je suis un amateur de bon vin, certes du chianti de Marie et Léo Ferré, mais aussi des vins de notre région, des grands crus français. De là l’idée d’une création musicale sur ce thème avec les poètes du grand vin, du bon vin, de l’Antiquité jusqu’à nos jours. Ils sont légion les poètes qui l’ont loué : le Vin partage avec l’Amour le redoutable privilège d’avoir été et d’être encore la chose la plus célébrée du monde, notamment par les Épicuriens. N’en déplaise aux pisse-froid, les plus grands poètes ont souvent vécu leur vie entre deux vins, celui de la vigne et celui de la poésie.
Il restait à trouver un musicien pour bâtir avec lui un programme musical en phase avec le sujet, les auteurs et les poèmes que vous lisez sur scène.
J’ai imaginé ce concert avec un musicien que j’apprécie beaucoup, le violoncelliste Vincent Pouchet, membre de l’Orchestre National du Capitole, garçon très sympathique, jovial, bon vivant et anticonformiste (comme ne le sont pas toujours les musiciens classiques). Nous avons donc monté un programme à deux. J’avais déjà des correspondances en tête, le Chant des Oiseaux de Pablo Casals, l’Élégie et Après un rêve de Fauré, le Cygne de Saint-Saëns, parce qu’il y a une majorité de poètes français dans ce spectacle. Vincent Pouchet m’a apporté d’autres idées, des compositions que je ne connaissais pas. Par exemple des extraits de la Suite pour violoncelle de Gaspar Cassado et les Variations sur une seule corde de Paganini qui donnent beaucoup de rythme, le risque étant que la poésie soit très contemplative. Il fallait créer des ruptures, varier les ambiances, trouver des compositeurs et des œuvres qui apportent une autre dimension à la lecture. Au-delà des textes et du violoncelle, il y a aussi des citations de chanteurs : Brassens, Brel et Ferré ont chanté le vin, et même l’ivresse ; L’âme du vin de Baudelaire a été mis en musique par Ferré. Donc, l’idée est de reprendre les refrains ; y compris certaines chansons à boire qui sont en correspondance totale avec le propos, et qui, sans être vulgaires, permettent d’ajouter de la jovialité à l’ensemble.
L’histoire du vin et celle de l’écriture commencent presque en même temps. Il y a un lien ancien et étroit entre la culture du vin et celle de l’esprit ?
Et comment ! Contrairement à ce qu’on pourrait penser, on a presque plus de textes sur le vin que sur l’amour. « Sans le vin, plus d’amour, plus rien qui charme les hommes » écrivait Euripide plus de 400 ans avant Jésus-Christ. Dès que l’écriture apparaît, surtout en Asie Mineure où il y avait des vignes, on trouve des textes sur le vin. Même chose en Chine et chez les poètes persans comme Hâfez de Chiraz ou Omar Khayyam. Pour eux, l’ivresse du vin était indissociable de l’ivresse spirituelle et même charnelle. Intimement liée à la nature et à son alchimie, la culture de la vigne était une sorte de religion païenne célébrant le culte de la terre avec le cycle des saisons, et le vigneron était à la fois un artisan et un prêtre éveillant les desseins les plus cachés du mystère de la vie. Il existe depuis l’Antiquité une civilisation du vin. Elle est à la base de la communauté spirituelle des peuples latins, elle a marqué de son sceau les paysages, l’économie, l’architecture, la religion, les traditions, la littérature, les arts, et elle a été, de tout temps, une source inépuisable d’inspiration poétique. Alors qu’elle était et reste encore souvent prohibée, jamais boisson n’a occupé dans les conceptions doctrinales, théologiques et ésotériques, dans la littérature occidentale en général et dans sa poésie en particulier, autant de place que le vin.
Le spectacle commence avec ces premiers poètes du vin, les plus anciens, qu’ils soient persans, arabes ou chinois. Ensuite, vous avancez dans le temps. Avec quels auteurs ? Il y avait des « passages obligés », sans doute.
On peut dire cela. Il y a entre autres Olivier Basselin, cet auteur normand de la fin du Moyen Âge, peu connu mais qui a énormément écrit sur sa vie et sur le vin, ce qu’on appelait à l’époque des « vaudevires ». Plus célèbre bien sûr, Rabelais et son Traité du bon usage du vin, un ouvrage hilarant, cru, truculent, qui fait beaucoup rire les gens. Il est important pour moi d’apporter cette dimension un peu paillarde, cette drôlerie. Il y a même des écrits d’ecclésiastiques comme ceux du « chanoine » Alexandre Balthazar Grimod de la Reynière, épicurien rassemblant chez lui de beaux esprits des XVIIIème et XIXème siècles autour du bon vin et de la bonne chère. L’histoire ne dit pas s’il y avait aussi des soubrettes… Notre patrimoine poétique est une source inépuisable, y compris dans ce domaine.
.
Il y a donc tous vos chers poètes du XIXème siècle, dont beaucoup de symbolistes.
Oui, Coppée, Richepin, Nerval, Banville et quelques autres évidemment, symbolistes, romantiques… qui n’hésitaient pas à s’épancher après avoir bu. Car il y a quand même un autre aspect que nous n’avons pas éludé, Vincent Pouchet et moi, c’est que le vin peut être gai ou triste comme chacun sait ; l’ivresse a ses limites, nous n’encourageons pas du tout les gens à se saouler, à rouler sous la table ou à être agressifs. C’est au plaisir sensuel et spirituel, celui du goût des bonnes et des belles choses, que ce spectacle est dédié. Nous faisons en sorte, à l’issue de chacun de ces concerts poétiques, qu’il y ait une dégustation d’un vin de qualité, de préférence celui de la région où nous nous produisons.
Voilà comment, après avoir dégusté les mots, le public est invité à déguster un verre de vin.
La convivialité est une priorité. Après le spectacle, nous nous retrouvons autour d’un verre de bon vin du terroir pour échanger avec les spectateurs et parler avec eux de ce qu’ils viennent d’entendre, pour recueillir leurs impressions et leurs émotions. Ce moment de partage est essentiel pour moi, il fait partie intégrante de l’esprit de ce spectacle ; comme de toutes mes créations, au-delà de la transmission.
Et, faut-il le rappeler, beaucoup de grands poètes étaient originaires de régions viticoles et y vivaient comme Paul-Jean Toulet près de Jurançon, Francis Jammes dans le Béarn voisin…
… et Jean Cévenol en Bourgogne, et Rabelais à Chinon en Touraine ! D’autres avaient choisi d’y résider, tel Ferré en Toscane. Les vins comme les poètes sont rattachés à des régions. Les évoquer à travers des textes d’auteurs de tous les pays du monde, en parcourant des siècles de poésie, c’est aussi une manière de voyager dans le temps et l’espace. Il suffit de se laisser porter par l’ivresse des mots, des vers, de la musique… et du bon vin (avec modération tout de même, cela va de soi !). Léonard de Vinci disait (à propos de la Toscane) : « je crois que les hommes qui naissent là où se trouvent les bons vins ont un grand bonheur, on devrait y vivre plus joyeux et plus longtemps qu’ailleurs ».
Propos recueillis pour Culture 31
Une exposition des aquarelles de Dame Colette Angelitti sur les cépages oubliés est possible avec le récital.
Site des Baladins d’Icarie, la compagnie fondée par Elrik Fabre-Maigné :
Elrik Fabre-Maigné © Pierre Beteille
Leo Ferré © JM Ayral
Vincent Pouchet © Guy Bernot
Aquarelles © Dame Colette Angelitti (avec l’aimable autorisation de Marianne Angelitti)
Renseignements sur « Les Eloges du Bon Vin »
Téléphone : 06 87 02 06 92
Mail : lesbaladinsdicarie@gmail.com
.