Critique. Théâtre. Toulouse. Théâtre de la Cité, le 7 décembre 2022. Tiago Rodrigues : Catarina et la beauté de tuer des fascistes.
Une pièce particulièrement puissante qui bouscule le public.
Tout commence avec les lumières de salle allumées et finira de même. Tout le reste de la pièce sera frontal avec la salle sombre. Tiago Rodrigues construit sa pièce avec rigueur. Il déploie toutes les manipulations théâtrales avec notre accord en ce qui concerne les deux premières heures du spectacle, mais la dernière demi-heure fera polémique. Dans la première partie nous regardons vivre une famille de manière classique avec des moments drôles, lourds, pénibles, des crises et des embrassades. Le choc des générations, les jalousies, les amours, les haines. Pourtant cette famille a deux particularités très importantes.
Le plus immédiat pour le spectateur est cette manière de tous et toutes se nommer Catarina et de porter une robe. Tout ceci afin de rendre hommage, de faire disparaître toute dimension personnelle face à l’acte fondateur de cette terrible tradition familiale qui va être questionnée par la pièce avec beaucoup d’intelligence et de profondeur. Est-ce un traumatisme rejoué, une vengeance assumée de manière transgénérationelle, un acte politique, un secret partagé, une obligation qui scelle l’amour familial ? Un peu de tout cela au final. La Catarina dont il est question a existé et le village de l’action était le sien, un certain jeu avec la vraisemblance existe donc pour les portugais. Les faits nous seront lus durant la pièce comme un catéchisme. Il s’agit d’une lettre dictée par l’aïeule. Elle a tué devant ses enfants son mari. Car ce dernier n’a pas réagi lorsque Catarina a été tuée de trois balles dans le dos. Et elle somme sa descendance de se réunir dans la maison familiale chaque année pour exécuter un fasciste. Le Tabou du Parricide n’est pas nommé, il est rejoué chaque année, à date fixe : un fasciste est enlevé et tué lors des retrouvailles dans la maison de famille. Freud a bien expliqué combien c’est le groupe qui permet de réaliser un crime en partageant la responsabilité. Par ce partage le crime n’est plus ignoble et l’interdit est levé. Ce jour nous attendons avec la famille une « Catarina » meurtrière dont c’est l’accès à la « majorité ». La petite fille ainée va accéder au stade supérieur par son premier meurtre de fasciste. Cet homme est présent sur scène et va constamment en position soumise, être déplacé sans jamais prendre la parole, répondant aux questions par des hochements de tête. Cette présence muette et embarrassante va peser de plus en plus au public.
Il y a dans cette famille des moments succulents : la recette des pieds de porc, les jalousies entre les frères et sœurs, la querelle mère-fille sous prétexte d’un pull donné-repris, l’argent entre frères et sœurs avec l’éternel fauché, le véganisme adolescent face aux vieux mangeurs de viande, le vol des hirondelles, la photo de famille, l’ado qui a rivé ses écouteurs sur ses oreilles …
Les très beaux décors de paravents en bois et d’estrades sont déplacés à vue par les comédiens. Tout du long une vraie complicité théâtrale se crée entre le public et les comédiens. Le texte est brillant, le jeu subtil.
Un moment fort advient lorsque la jeune femme désignée ne peut tuer. Elle lâche l’arme qu’elle a dans la main et admet de pas pouvoir, ni vouloir tuer. En se désolidarisant du groupe elle le fait éclater.
Les disputes sont terribles et chaque membre de la famille va finir par être abattu sans que nous sachions clairement qui tire. Serait-ce la symbolique de la destruction du groupe familial par la conscience réveillée de l’une d’elle ? Peut-être un drone qui viendrait sauver l’homme politique ? Tout est possible, chacun aura son hypothèse. Tous les membres de la famille sont à terre. Et c’est alors que le coup de théâtre au sens propre et figuré advient. La salle est illuminée, le comédien silencieux se dresse et harangue la foule. Les membres de la famille se relèvent un à un et se groupent en silence, écoutant l’orateur, puis également la salle avec des regards inquiets. Dans un premier temps l’orateur parle de liberté de fort belle manière, un certain accord se crée, ça semble bien commencer … mais au bout de quelques minutes il n’y a plus de doutes c’est un discours fasciste très bien organisé, huilé et intelligent, tout à fait abominable qui avance comme un rouleau compresseur. La salle se cabre, des insultes fusent. Le comédien avec un panache rare résiste dans des conditions d’hostilité grandissante (le soir de la première). Il termine les 30 minutes de son terrifiant discours et quitte la scène « droit dans ses bottes » en criant Vive le Portugal ! Entre bronca et applaudissements les saluts se font dans un vacarme épouvantable !
Une partie du public a tout simplement, sous les coups du discours insupportable, oublié que ce n’est « que du théâtre » et non un meeting politique. Oubliant que le comédien joue un rôle et n’adhère pas à ce qu’il dit. Public tu t’es fait avoir en beauté !
Et à mon sens nous avons tous été manipulés. Il y a clairement la naissance d’une horde de fascistes sur toute l’Europe. Et cela ne vient probablement pas de nulle part. Tiago Rodrigues nous permet d’y regarder de plus prêt. Il nous propose une hypothèse très dérangeante : n’y a-t-il pas du totalitarisme dans la « famille des Catarina » ? Les individus ne pensent plus mais se soumettent au nom de l’amour à des idées toutes faites. N’est-ce pas cette absence de pensée, de dialogues, d’argumentations, de controverses amicales, de respect des avis différents qui participe à la création d’esprits soumis. Individus qui ne réagissent plus à l’injustice, se rangent derrière un chef comme ils ont suivi les directives des parents, ici une matriarche. A croire qu’il n’y a point de salut hors de la famille, le danger vient toujours de l’extérieur. Ainsi cette pièce en forme de fable des Catarina questionne ce qui se passe dans les familles qui ne pensent plus, même si le point de départ était une pensée audacieuse avec sa part de noblesse, comme chez l’aïeule.
Tiago Rodrigues tente de réveiller la pensée de son public, certains le souhaiteraient plus radical, pour ma part je trouve que cette manière élégante de monter sa pièce, l’intelligence du texte, la beauté des décors, la puissance de la musique permet de nous séduire, de nous manipuler afin de nous faire vivre des choses dérangeantes. Cela permet également d’aiguiser nos pensées, comme cette question sur la famille qui tue la pensée personnelle ou cette adhésion même de quelques minutes à un discours fasciste ; et surtout de prendre ce temps imposé pour écouter à défaut d’entendre 30 minutes durant ce que jamais nous n’irions écouter alors que nous nous croyons ouvert d‘esprit… Tout ce paradoxe est douloureux.
Quelle soirée ! Quelle pièce !! Ce théâtre qui amène à penser si fort est une bénédiction !!!
Critique. Théâtre. Tiago Rodrigues : Catarina et la beauté de tuer des fascistes. Pièce présentée au Théâtre de la Cité avec le Théâtre Garonne. Pièce en portugais, traduction de Thomas Resendes ; Surtitres de Patricia Pimentel. Théâtre de la Cité, le 7 Décembre 2022. Mise en scène et texte : Tiago Rodrigues ; Scénographie : F.Ribeiro ; Lumières : Nuno Meira ; Chef de chœur, arrangement vocal : Joao Henriques. Avec : Isabel Abreu, Antonio Afonso Parra, Romeu Costa, Antonio Fonseca, Beatriz Maia, Marco Mendoça, Carolina Passos Sousa, Rui M. Silva. Durée 2h 30mn.
PHOTOS : Filipe Feirreira