Mercredi 20 octobre 2021.
Venant à la Salle Nougaro pour le concert d’Amsterdam Klezmer (1) Band, j’ai une pensée émue pour mon regretté ami Gil Pressnitzer (2), créateur de cette salle si propice à la musique vivante, qui m’avait fait découvrir, entre autres, la beauté au delà de la tristesse des musiques yiddish: il m’avait offert un disque rare de la collection Ocora Radio France que je conserve précieusement, Tendresse et Rage, d’Ami Flammer (chant et guitare), Moshe Leiser (violon) et Gérard Barreaux (accordéon). En m’expliquant que la pensée juive dit « qu’il ne faut se noyer ni dans la tristesse ni dans la joie »,que ce n’est pas pour rien que lors des mariages « on casse un verre pour se souvenir de la destruction du Temple en 70 après Jésus-Christ », et que lors des enterrements, il y a aussi des moments follement joyeux. Il faut dire qu’il savait de quoi il parlait lui « l’enfant caché » (voir mon hommage sur culture 31 (3), dont les angoisses de cette époque terrible -où le monde civilisé a failli disparaître, ce que certains voudraient occulter de nos mémoires-, ont sans doute fini par avoir raison trop tôt de son fol besoin de culture encyclopédique.
Il m’avait aussi appris, toujours autour d’un verre au bar Le Sylène, ce proverbe hassidique: Le silence vaut mieux que la parole, mais le chant vaut mieux que le silence. Alors avanti la Musica !
Première constatation: cette formation de 6 musiciens sans percussions, dans le sens premier du terme, n’en a pas besoin, car l’accordéoniste Ellen Van Vliet (dont le nom me rappelle celui de Don Van Vliet alias Captain Beefheart, un de mes rockers préférés), entretient une étonnante complicité rythmique avec Jasper De Beerle le bassiste (qui peut jouer aussi du banjo et de la contrebasse); à eux deux, ils assurent une assisse sur laquelle les 4 cuivres, Job Chajes: saxophone et voix, Gijs Levelt: trompette, Jozeph Van Der Linden: trombone, et Jan Van Strien: jeune clarinettiste, guest star, invité spécial pour la tournée, peuvent s’en donner à cœur joie pour des soli plus virtuoses les uns que les autres.
Ce n’est pas étonnant qu’ils tombent la veste les uns après les autres!
Le chanteur malade resté à Amsterdam, c’est le sax leader qui psalmodie les textes parfois sur un seul mot (Oy Oy Oy), faciles à reprendre en chœur.
Les soli de clarinette me semblent « typiques » de ce style de musique, mais je trouve parfois des accents coltraniens à ceux du sax et jazz New Orléans à ceux du trompettiste; de plus, le joli solo d’accordéon introduisant un air traditionnel entrainant, suivi de celui de basse fretless à la Jaco Pastorius, font que l’ensemble swingue énormément.
Le public initié tape joyeusement dans ses mains à l’unisson et j’imagine bien des fanfares de rue entrainant des processions religieuses et des fêtes de mariage « jusqu’au bout de la nuit », avec ces changements de rythme introduisant des pas de danses très variés.
Le yiddish est une langue polyglotte mêlant l’allemand, l’hébreu et le slave avec beaucoup de souplesse, idéale pour chanter, et je retrouve ces différentes sonorités dans leur répertoire, auxquelles s’ajoutent celles du néerlandais bien sûr, mais aussi de l’anglais, de Naie Chuppe à A Sheine Velt, de Sîrba (cette danse traditionnelle roumaine) et Tanz Tanz Tanz (danse en allemand bien sûr) à Pluk et Terkisme en passant par Pure Pepper…
Ces vieux routiers saltimbanques, ces amstellodamois légendes vivantes dans leur communauté, sous les thèmes très connotés, maitrisent parfaitement ces musiques souvent nostalgiques mais qui peuvent devenir rapidement allègres et guillerettes. Cette musique, basée sur des d’émouvantes mélodies issues du folklore, avec ses rythmes dansants, ses mélodies richement ornées et ses accélérations de tempi terminant en feu d’artifice la pièce commencée souvent sur un rythme de marche, laisse place à beaucoup de « bœufs » totalement maitrisés; et j’ai la sensation que ces musiciens, totalement maitres leur répertoire, peuvent jouer toutes sortes de musiques, à commencer par le Jazz.
Ce que me confirme le final très enlevé.
L’élégance et la gaieté (mais oui) de cette musique laissant la place libre à des improvisations est la preuve vivante d’une culture très originale qui, ce n’est pas étonnant, a inspiré de très nombreux compositeurs, des mélodies cachées de Dimitri Chostakovitch aux fulgurances funky de David Krakauer en passant par les premières mesures de la Rhapsodie in Blue de Gershwin.
Personnellement, ayant connu Amsterdam à la fin des années 1960 avec le concert inoubliable de Jimi Hendrix au Paradiso, et au début des années 1970, avec ceux, délirants (déjantés devrais-je écrire) du clown Django Edwards et des Friends Roadshows au Melkweg (la Laiterie), j’ignorais cette facette de la musique populaire de cette belle ville où j’ai beaucoup rêvé, et je suis heureux de l’avoir découverte ce soir pour fêter leurs 25 ans d’existence: le klezmer est une musique qui donne du baume au cœur.
Ce registre musical très différent de la soul FM de JP.Bimeni & The Black Belts et je n’en doute pas de celui de Parranda La Cruz, montre une fois de plus l’éclectisme de la programmation de la Salle Nougaro qui ferait sans doute plaisir à son fondateur.
Et je ne peux m’empêcher de penser qu’il aurait été attristé de voir de plus en plus de jeunes, laissés pour compte par la gérontocratie des partis traditionnels, malheureusement séduits par les sirènes de certains ennemis de la Démocratie aux « idées » révisionnistes et populistes: en tout cas, je leur conseille, comme il le faisait, une bonne cure de musiques de toutes les couleurs qu’on leur donne à entendre ici, dont celle de l’Amsterdam Klezmer Band. Rien de mieux que l’universalité de la Musique pour guérir des nationalismes au front de taureau.
Je repars dans la fraiche nuit d’automne, la tête pleine de musique klezmer, tandis que me revient ce magnifique poèmede Mordechai Bertig (1877-1942, assassiné dans le ghetto de Varsovie), que m’a transmis de bouche à oreille Gil Pressnitzer, et que l’on peut retrouver avec d’autres sur son site Esprits nomades (3):
Soleil, soleil, oreilles du blé,
L’on entend un chant,
Enfants, réjouissez-vous aujourd’hui,
Dansez et soyez heureux,
Le printemps est venu du pays de Dieu,
Regardez comme le soleil brille merveilleusement,
Les champs et les forêts
Sont en floraison verte
Pendant que les oiseaux chantent leurs chansons joyeuses.
Soleil, soleil, oreilles du blé,
Un chant s‘élève, le premier chant cordial du printemps.
Cracovie, printemps 1942
Pour en savoir plus :
1 ) https://amsterdamklezmerband.com/
2) Le terme « klezmer » dérive de l’hébreu kli (כלי) signifiant « instrument » et de zemer (זמר), « chant, chanson »: l’association de ces termes se traduit littéralement par « instrument de musique ». Le klezmer désigne la musique instrumentale juive d’Europe de l’Est, celle des des Juifs ashkénazes, ainsi que ses variantes plus contemporaines. Ses musiciens se prénomment les klezmorims. Cette musique de l’exil fortement marquée par son environnement géographique et culturel s’est développée à partir du XVᵉsiècle….https://www.universalis.fr/encyclopedie/musique-klezmer/
3) https://blog.culture31.com/2015/11/24/salut-gil-vieux-camarade-en-culture-de-toutes-les-couleurs/
4) https://www.espritsnomades.net/