A quelques mois d’intervalle, deux événements artistiques sont venus fleurir la mémoire de Vladimir Horowitz : la sortie, chez Actes Sud, d’une biographie écrite par Jean-Jacques Groleau, le directeur artistique par intérim du théâtre du Capitole. Et, le lundi 10 juillet, un spectacle dans le cadre du festival de Carcassonne, où Francis Huster jouant au pianiste était accompagné de la très réelle Claire-Marie Legay.
Les deux histoires, celles de Groleau et celle d’Huster, ont le point commun de provoquer une déprime profonde. Certes l’histoire du virtuose n’est pas drôle. Parents absents ou vite décédés, fratrie divisée, exil, tourments de la scène, angoisse des critiques, périodes de dépression, épouse castratrice, fatigue éreintante des tournées, homosexualité refoulée… On cherche les points d’appui pour faire sourire ou ne serait-ce que provoquer l’admiration.
Leur lecture de cette vie de héros n’est pas la même : Huster insiste beaucoup sur l’enfance, la construction de l’homme, le trauma de l’exil, le passage en Europe. Il fait des longues pauses étonnantes (rencontre de Ravel ou de Charlie Chaplin). Il s’arrête au grand récital au Carnegie Hall en 65. Groleau démarre vraiment à l’arrivée aux Etats-Unis et détaille beaucoup les périodes de retraits de la scène ainsi que les séances d’enregistrement. Pour une vision complète du génie, il faut donc les deux récits !
Or ce que les mélomanes adulent, ce n’est pas tant l’homme Horowitz que son jeu. Paradoxe alors de ces deux prestations littéraires et artistiques centrées sur l’homme. Disons cependant que le livre de Jean-Jacques Groleau suppose un minimum de culture pianistique et une discographique. C’est en effet une joie d’entendre résonner dans ma mémoire musicale telle ou telle pièce quand elle passe dans le récit : on voit où elle s’ancre, ce qu’elle a provoqué, les efforts qu’elle a demandés, le pari qu’elle représentait. Mais pour qui n’a pas cette mémoire ?
Quant au spectacle de Carcassonne, Francis Huster a délibérément pris un contre-pied : plutôt que d’illustrer mécaniquement les épisodes biographiques avec les extraits historiques de concerts s’y rapportant, il sollicite Claire-Marie Legay dans une interprétation poétique de la vie du génie, qui prend même parfois une distance déroutante. Ainsi dans cet épisode où Horowitz remplace au pied levé un grand pianiste dans le concerto de Tchaïkovski. Legay sur scène réalise une sorte de réduction piano et orchestre très distancée, diaphane, à l’opposé du déchaînement de notes que l’on connait. Perplexe je reste.
Quelques mots de la prestation de Claire-Marie Legay justement. D’abord pour déplorer la sonorisation du piano. Nous n’étions pas nombreux dans la cour du d’honneur du château comtal. Tous les sièges pris, mais peu de sièges. Une scène en hauteur, deux fauteuils et le piano. Pourquoi cet artifice du micro ? Il produisait un décalage de son assez nocif à la lecture des interprétations.
En tous cas la pianiste évitait le piège de la comparaison avec Horowitz. Certes le répertoire est celui du maestro, mais elle ne jouait que son jeu à elle et évitait soigneusement les plus gros tubes (la fantaisie sur Carmen, Vers la flamme de Scriabine, la 2ème sonate de Rachmaninov ou la marche de Rakoczy). Elle m’aura particulièrement émerveillé dans ses Schumann, fluides, souples, chantants, d’un touché incroyable ; elle aura choisi d’en émailler la soirée, et c’était une bonne idée.
J’étais plus dubitatif sur son idée de découper en tronçons la sonate en si de Liszt, et déçu de ses Scriabine ou de tout ce qui était vraiment virtuose (vol du bourdon… survolé), enfin d’un Scherzo de Chopin avec du sable entre les notes.
Je n’ai pas compté le nombre de courtes pièces (ou des pièces écourtées) qu’elle aura joué, les très nombreux compositeurs, tout cela de mémoire, toujours parfaitement placés en lien avec la prestation scénique de Francis Huster. Respect tout de même ! La stature de la pianiste, sa robe élégante, son allure légèrement hautaine, son regard perdu dans le lointain, tout concourrait à la rendre mystérieuse en même temps que très présente et faisait oublier les quelques déceptions.
Francis Huster enfin, pas vraiment lui-même, pas tout à fait Horowitz (sans nœud papillon !), maîtrisant de bout en bout un texte long, rude et poétique à la fois, se déplaçant peu sur une scène ascétique, ne jouant que très peu avec les vidéos qui passaient dans son dos, limitant les interactions avec la pianiste à deux climax, mais toujours captivant de sa voix pleine, chaude et parfois rauque… quel avenir pour un spectacle au fond assez élitiste ?
Thibault d’Hauthuille
Compte-rendu de lecture (Horowitz, l’intranquille, Actes Sud) et critique de concert (Festival de Carcassonne, le lundi 13 juillet 2017)
Jean-Jacques Groleau © Patrice Nin