Si Christophe Honoré a fait ses débuts dans le milieu artistique avec la littérature jeunesse, Les Malheurs de Sophie est le premier film pour enfants qu’il réalise. La première partie propose sa lecture du roman Les Malheurs de Sophie de la Comtesse de Ségur, où on suit les (més)aventures de la petite Sophie de Réan. Malgré les recommandations de sa mère et des domestiques, Sophie, seule ou avec son cousin Paul et ses deux amies Camille et Madeleine, s’attelle rigoureusement à enchaîner les bêtises durant l’été. Sophie et ses parents doivent quitter leur château pour l’Amérique. Sa mère mourra noyée durant la traversée. Sophie survivra, ainsi que son père, qui se remariera avec Madame Fichini. Le décès de son père la laissant seule avec sa belle-mère, elles reviennent durant l’hiver dans l’ancienne demeure familiale, où elle retrouve Camille et Madeleine, et fera la connaissance de Marguerite. Christophe Honoré offre dans cette seconde partie plus sombre du film sa lecture du roman Les Petites filles modèles.
Je pars du principe que tout le monde connaît Les Malheurs de Sophie (ou grâce/à cause de la chanson de Chantal Goya, ou encore par le dessin animé) car même moi qui n’aimais pas lire (trop de textes dans Tintin, jamais lu un Fantômette, Le Club des Cinq existait en série), les seuls livres que j’ai lus avec curiosité et enthousiasme durant mon enfance sont ces deux romans de la Comtesse de Ségur. Je retrouve avec plaisir dans ce film le souvenir de cette lecture : une sacrée petite diablesse qui ne retient aucune leçon de ses mésaventures. Pour son second film tourné en numérique avec le chef opérateur André Chémétoff, la photo semble plus profonde que dans Métamorphoses. On reste toujours à hauteur d’enfant. Caméra à l’épaule, l’enfance est un perpétuel mouvement, qui nous emporte sur son passage. C’est l’âge de la découverte, de l’inventivité, où l’imagination transforme le monde en joyeuse folie. Comme du temps d’Elliott, écureuil, hérissons et grenouille -certes plus petits qu’un dragon- sont des créatures de dessin animé et un tableau au mur s’anime.
Si la littérature jeunesse doit avoir les ambitions d’une littérature, un film pour enfant n’est pas un film au rabais. L’univers de Christophe Honoré se retrouve dès le casting. Il aime ses acteurs, qu’il transpose ici dans un film d’époque (bravo à Pascaline Chavanne pour les costumes). De sa troupe théâtrale, Jean-Charles Clichet (Nouveau Roman – Fin de l’Histoire) est Baptistin, le valet du château. Anaïs Demoustier (Angelo, tyran de Padoue – Nouveau Roman) est Madame de Fleurville, mère douce de Camille et Madeleine. Comme au théâtre, tout deux en costumes d’époque s’adressent face caméra aux spectateurs pour présenter chacune des deux parties du film. On retrouve aussi Annie Mercier et Marlène Saldana. Comment oublier sa performance sur la danse dans La Fin de l’Histoire ? Plus en retenue ici, elle interprète la mère de Marguerite, Madame de Rosbourg, délicate et reconnaissante. Les « nouveaux » agrandissent la troupe : les origines russes de la Comtesse de Ségur, née Sophie Rostopchine, deviennent iraniennes avec Golshifteh Farahani en mère de Sophie, tourmentée par le départ aux Amériques. La courte scène de Michel Fau en Père Huc est irrésistible. Proposer le rôle sombre à quelqu’un associé au registre de l’humour, -comme John Goodman dans 10 Cloverfield Lane-, est toujours aussi efficace. Muriel Robin est parfaite en Madame Fichini, marâtre terrifiante, et son talent comique autorise le ridicule de son personnage. Quant aux enfants, Caroline Grant en tête en Sophie incontrôlable, leur jeune âge n’empêche pas un jeu convaincant.
Les thèmes qui composent l’œuvre cinématographique de Christophe Honoré se retrouvent dans ce film pour enfant : le deuil, l’inachèvement, le récit brisé, la famille bancale. Les rires et les bêtises des enfants n’excluent pas l’isolement, la peur de n’être plus aimé, la cruauté de leurs actions, la maltraitance subie. Comme dans Métamorphoses, l’eau est un fil conducteur du film. Permettant de s’amuser en étant trempée de la tête au pied, de faire un thé immonde, elle devient inquiétante, provoquant accidents et morts. Si l’enterrement de la poupée laide en début de film soulevait la question « doit-on être parfaite pour être aimée ? » et permettait un hommage cinéphile à la procession de Zéro de conduite, le choix qu’il se fasse ici sur l’eau, -et pas sous terre comme dans le roman-, permet la réapparition de ce cadeau paternel, réparé par la mère. Un lien salvateur. Quant à Alex Beaupain, sa création musicale rappellera aux parents les thèmes de Cosma, et ses paroles tristes sur un air joyeux concluent le film en chanson sous la pluie, avant un générique où les comédiens viennent se présenter aux spectateurs. La rencontre entre la Comtesse de Ségur et Christophe Honoré propose une enfance sans concession, aussi joyeuse que douloureuse. La théâtralité des Malheurs de Sophie prouve qu’un film pour enfant, avec des enfants, peut être un grand film familial.
Les Malheurs de Sophie, de Christophe Honoré, sortie le 20 avril 2016, 1h46, à partir de 7 ans (6 ans, ça passe aussi). Avec Caroline Grant, Anaïs Demoustier, Golshifteh Farahani, Céleste Carrale, Justine Morin Tristan Farge, Muriel Robin, Jean-Charles Clichet, Marlène Saldana, Annie Mercier.
« Les films que j’aime » de Christophe Honoré sont ici.
Les deux parties de la rencontre avec Christophe Honoré au sujet de son film Métamorphoses sont ici et là.