Ce credo du compositeur rapporté par Jean Sibelius traduit bien l’univers du musicien. Encore faut-il que cette partition gigantesque soit rendue avec toute la ferveur, la détermination, le dépassement de soi aussi bien du chef que chaque membre de l’orchestre. Elle le fut ce soir du vendredi 30 mars 2018 par les musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Radio France, et par Hartmut Haenchen, remplaçant presqu’au pied levé, Myung-Whun Chung, accidenté. Une preuve de plus que rien ne vaut le live surtout pour des monuments pareils. De vos CD de la Neuvième, il ne vous reste plus qu’à en faire des frisbee.
Se référer à mon article précédent présentant l’œuvre et à celui de Serge Chauzy.
Hors de question de décortiquer ici les quatre mouvements. Simplement quelques signes pour donner mes propres impressions et commencer par informer tout un chacun des conditions dans lesquelles ont pu se retrouver les musiciens avant d’aborder l’ouvrage. Il faut savoir que tout ce petit monde avait déjà dû subir les aléas d’un chef obligé de se rétracter après un accident de voiture en Italie quelques jours auparavant. Il faut en trouver un autre, disponible et qui connaît l’œuvre, un minimum !! Il faut diriger à Paris le 29 et le lendemain à Toulouse. Hartmut Haenchen répond à ces exigences tout en faisant un petit passage à l’hôpital auparavant. Mais c’était sans compter les grèves et les perturbations sur les vols. En un mot, partira, partira pas, et ils sont 100 ! Suspense jusqu’au dernier moment. Ouf, en deux fournées, et c’est Toulouse. Encore faut-il rejoindre la Halle pour un petit raccord, se changer et être prêt pour 20h, parfaitement détendus, des conditions idéales pour se plonger dans 90 minutes de musique mahlérienne. Là, environ mille huit cents personnes vous guettent, impatients et guère au courant des conditions précitées, et c’est tant mieux.
Mais si l’on mesure le degré de tension et d’intérêt de l’auditoire au niveau de la fréquence des toux et autres, on peut dire, pari réussi pour la prestation. Les perturbations furent au minimum. Pour une symphonie aussi longue et difficile, mais oui, je maintiens, difficile, et notamment pour une œuvre qui pose si directement le rapport à la mort (et donc à la vie), c’est une belle performance dont on ne peut être que ravi.
La réussite est due à chacun des participants en lutte contre le mauvais sort. D’abord, le chef qui, sans baguette, sans moulinets excessifs, et des temps de pause entre les mouvements ne s’éternisant pas, a su concevoir son Mahler volontaire, marqué, avec un son toujours consistant, un Mahler avec les bottes bien ancrées dans la terre, ni vapeurs éthérées, ni nimbus parsemés. On n’est pas dans la recherche d’effets, le sublime c’est pour plus tard. On ira bien vers la catastrophe annoncée mais sans angoisse. La conception est bien là.
Avant d’oublier, on les applaudit tous, avec un petit plus pour la flûtiste mais tous les bois, évidemment, le jeune corniste, la harpe, la trompette de notre toulousain, et la vigueur des contrebasses.
Pour moi, ce qui frappe dans le premier mouvement, c’est d’abord un son très marqué, très appuyé, avec une mise en évidence des architectures, des rythmes: à remarquer l’utilisation de la harpe, presque comme un métronome obsessionnel qui rythmerait la symphonie qui avance – avec l’orchestre en arrière plan qui suit doucement. Cette originalité, aux antipodes de l’effet, le chef la traduit par des gestes inattendus: souvent le poing fermé, faisant des signes vers le sol, comme s’il voulait arrimer le son à la terre. H.Haenchen se rattache presque de manière obsessionnelle à une sorte de solidité presque « paysanne », les bois sont déjà inquiétants, les cuivres dans le premier mouvement préfigurent déjà un glas: une approche rude, sans concession, qui n’est pas envahie de mystère.
C’est sans doute dans les deux autres mouvements, le second, et le troisième, qu’il suit littéralement les indications de façon convaincante, à mon goût. Celles de Mahler sont bien là, grossier, derb, lourdaud, täppisch, mais aussi tranquille gemächliches, ou bien obstiné, rétif trotzig: on le lit dans sa gestuelle. Ce Mahler-là résiste, et en même temps se déchire. H. Haenchen insiste sur des sons rudes, rugueux et la musique devient presque grinçante jusqu’à tourbillonner dans une danse macabre presque effrayante à la fin du troisième mouvement. Au premier mouvement, le chef effaçait la fluidité pour en faire une sorte de marche lente et pesante avec ça et là des explosions de lumière, une exposition furtive à une lumière encore présente qu’on ne voit plus qu’à éclipses. Dans les deux mouvements centraux, on est dans une sorte de réalité.
Le dernier mouvement, commence après la folie virevoltante qui clôt le troisième (grand moment !!) et après une pause un peu plus marquée, par une introduction superbe aux cordes, totalement bouleversante, mais on peut comprendre que pour certains, ce mouvement, longue descente vers le silence malgré quelques sursauts de vie n’arrive pas à trouver sa place logique dans une vision aussi « massive », aussi compacte depuis le début. Quant à l’adagissimo, il est bien là, musicalement et intellectuellement, expirant goutte à goutte aux cordes seules. C’est un moment profondément senti, et ressenti en fonction de l’état d’émotion de chacun. À l’amertume et la rudesse, il a manqué à certains, tendresse et sensibilité qui peuvent transpirer aussi dans cette musique. C’est vrai que je suis plus sensible dans la Neuvième à cette vision terrienne, ce son plein, charnu, presque charnel qui vous enveloppe et qui, presque, vous suffoque comme un océan. Je conçois qu’on puisse ne pas aimer ce Mahler-là. Mais il y a tellement d’interprétations possibles de cette Neuvième, et si nombreuses, celles qui peuvent satisfaire ou irriter. Avec Leonard Bernstein, nous dirons : « Cette symphonie est une présentation sonore de la mort elle-même qui paradoxalement nous ranime chaque fois que nous l’entendons. » Il n’empêche qu’elle doit frissonner toute entière et nous avec, car elle est acte de foi.
Hartmut Haenchen © Riccardo Musacchio