Le public français et plus particulièrement les habitués du cycle Grands Interprètes connaissent bien le chef Myung-Whun Chung qu’ils ont déjà applaudi maintes fois à la Halle, et qui retrouve ici l’un de ses orchestres chéris, l’Orchestre Philharmonique de Radio France, orchestre dont il a été le “patron“ pendant quinze ans.
De Myung-Whun Chung : « je suis devenu chef d’orchestre pour diriger Mahler ».
Ce soir du vendredi 30 mars, 20h, c’est pour LA symphonie du XXè siècle : la Neuvième de Gustav Mahler. Que cette partition, complexe et douloureuse, de construction proprement inouïe, trahisse son âme ou qu’elle soit en elle-même un message de l’humanité en son entier, elle est un chef-d’œuvre qui n’est plus discuté en tant que tel.
« Toutes mes œuvres sont une anticipation de la vie qui vient. » G. Mahler
« Ma Neuvième est en ré, comme celle de Beethoven, mais la mienne est en majeur ! » ainsi Mahler présente-t-il de façon bien modeste (!), sa symphonie dont la genèse est intimement liée à sa vie affective et professionnelle, tout comme toutes les autres pages symphoniques chez le compositeur. Conter sa création qui fut relativement rapide pour une œuvre de près de quatre-vingt minutes, revient à raconter les dernières années de la vie du compositeur. Elle date de 1909 alors qu’il meurt en 1911et qu’elle ne sera créée que le 26 juillet 1912. Il peut y avoir jusqu’à un quart d’heure d’écart dans la durée – moyenne de 80 minutes – de son exécution en concert. Les écarts sont moindres au niveau des quelques 160 enregistrements recensés. On peut rajouter que seules les plus grandes phalanges, faisant preuve d’une endurance et d’une concentration à toute épreuve, peuvent dominer la virtuosité individuelle et collective de ce monument. Quant au chef, mieux vaut-il qu’il ait quelques affinités et compréhension exhaustive avec l’écriture mahlérienne ! Comme vous le dit si bien Leonard Bernstein : « Il n’y a pas moyen de jouer ne serait-ce que trois notes de la musique de Mahler sans payer de sa personne : chaque inflexion, chaque explosion, chaque accélération est si intense que l’on doit interpréter cette musique en s’y impliquant au maximum. »
I. Andante comodo en ré majeur
« O jours enfuis de la jeunesse ! O amour perdu ! »
II. Im tempo eines gemächlichen ländlers (dans le tempo d’un ländler confortable)
III. Rondo-Burleske en la mineur ( Allegro assai. Très arrogant)
« Dédié à mes frères en Apollon »
IV. Adagio en ré bémol majeur (très lent et pourtant retenu)
« Mahler a été un homme qui a merveilleusement « chanté » avec sa musique. Il a exprimé ce qu’il avait ressenti d’une manière directe et même totale, parce que dans sa musique, plus que dans toute autre, il y a tous les éléments de notre vie. On a dit et écrit que la musique de Mahler était limitée par des aspects banals, par une inspiration trop souvent triviale, frivole, superficielle. On a dit que Mahler était un auteur monotone, qui a utilisé les mêmes formules mélodiques de la 1ère à la 9éme symphonie. On a dit que c’était un auteur musicalement faible, harmoniquement instable, rythmiquement déréglé. Tout cela, n’est-ce pas une transfiguration de notre vie ? » L. Bernstein
De Dimitri Mitropoulos à Pierre Boulez, tous les grands chefs d’orchestre, interprètes de Mahler, ont été fascinés par sa Neuvième Symphonie. « Cette œuvre est véritablement la dernière qu’il ait achevée : je la considère aussi comme la plus grande, » proclamait à la fin de sa vie Otto Klemperer, proche du compositeur dans sa jeunesse. « Un intense bouleversement spirituel l’a inspirée : le départ est proche » devinait Bruno Walter, un autre familier de Mahler, le disciple, son confident et le créateur de cette symphonie à Vienne, le 26 juin1912, un an après la mort prématurée du compositeur, à 51 ans. Mahler lui aurait confié : « Il ne s’agit pas de la peur de mourir (…) J’ai perdu tout d’un coup la lumière et la sérénité que je m’étais conquises, et je me trouve devant une sorte de néant, obligé de débuter à nouveau dans la vie, obligé de tout réapprendre, jusqu’à me tenir debout. » Et un peu plus tard encore : « J’ai composé ou plutôt je me suis libéré de mon œuvre comme un aveugle et maintenant, tandis que je commence à peine à instrumenter le dernier morceau, je ne me souviens même plus du premier. Pour autant que je puisse m’en rendre compte, c’est un heureux enrichissement de ma petite famille. J’ai dit là quelque chose que j’avais au bout des lèvres depuis longtemps. » Un autre compositeur et surtout chef d’orchestre qui en a parlé le mieux, c’est bien Léonard Bernstein dans ses conférences données à Harvard en 1976 : « Le destin de Gustav Mahler fut de récapituler l’histoire de la musique austro-allemande, d’en faire un paquet, non attaché par un joli ruban mais par un nœud affreux fait de ses nerfs. »
Douloureux legs testamentaire, cette symphonie sonne en effet comme un adieu, « adieu », le titre du dernier mouvement de l’œuvre immédiatement antérieure, Le Chant de la Terre. Comme une sorte de triple adieu, à la vie, à la tonalité, à la culture classique. On pourrait en rajouter un quatrième, adieu à sa femme qui, il le sait, lui échappe. Bernstein proclamera encore : « Notre siècle est bien le siècle de la mort, et Mahler est son prophète musical. »
La Neuvième délivre donc un évangile funèbre en quatre mouvements bizarrement répartis : deux lents au début et à la fin, deux plus vifs au centre. La fin du dernier adagio sombre dans une prostration éplorée particulièrement saisissante, un lamento d’une lenteur de plus en plus paralysante, comme si le son s’immobilisait, figé dans la glace qui se reforme à l’arrière d’un brise-glaces. Un silence réfrigérant suspendu tel un son qui n’en finit pas de s’atténuer. « Disloquée, évidée, cette fin des fins dissout la notion préétablie de forme, comme la notion préexistante de genre, ouvrant la voie à l’esthétique composite d’Alban Berg comme à la révolution puritaine d’Anton Webern. » Pierre Boulez. Ou, plus simplement, c’est l’attente formidable d’une fin qui n’a pas de fin : la musique au-delà de l’audible. L’orchestre ne joue plus. On entend battre les cœurs, les secondes sont des siècles. C’est « l’adagissimo ».
A ce sujet, formulons un vœu : puisse chaque auditeur rester suspendu à la baguette ou à la main du chef, et attendre, le temps que lui-même l’abaisse pour rompre le silence, signalé dans la partition, mais oui, afin de pouvoir enfin, donner libre cours à son émotion.
Quelques repères dans cette partition inouïe, mais auparavant quelques lignes pour résumer l’homme, comme Alma a pu le faire dans ses Mémoires : « Il était le type parfait de l’égocentrique. Il avait une volonté inflexible qu’il faisait triompher partout et toujours grâce à son irrésistible pouvoir de suggestion… Jamais, à aucun moment ne s’arrêtait le moteur géant qu’était l’esprit de Mahler. Il ne profitait de rien, ne se reposait jamais… l’orgueil que lui inspirait la conscience de son propre « moi » était tel, qu’il parlait même à ses amis comme on harangue une foule. Des tournures du genre : « Et moi je vous le dis à vous tous », alors qu’il ne s’adresse qu’à une seule personne, lui étaient habituelles. »
Avoir à l’esprit que, l’interprétation est une transfiguration plus qu’une « trahison »de la partition, laquelle, après tout, doit passer pendant l’exécution de l’inertie du papier imprimé à la vie du son qui fait sens. Et ici, peut-être plus qu’ailleurs, le sens humain, émotionnel, métaphysique même, de chaque signal musical en tant que trace abstraite.
Il faut au chef une fabuleuse vision dans le mouvement initial I qui est une véritable symphonie à lui tout seul. Tout doit y être, tous les états d’âme : le drame de la mort, la tendresse infinie, un souffle prodigieux, la vigueur et l’amour de la vie, la nostalgie de l’enfance. La prodigieuse unité de la partition doit être respectée, la révolte contrôlée, la passion traversée de douleur et d’effroi. La coda est toute sublimée de tendresse et d’affection. Cette unité sera évoquée en ces termes par un certain Alban Berg peu de temps après la création : « Une fois encore, j’ai joué au piano la Neuvième de Mahler : le premier mouvement est ce qu’il a fait de plus extraordinaire. J’y vois l’expression d’un amour infini pour cette terre, le désir d’y vivre en paix, d’y jouir pleinement de la nature – avant que ne vienne la mort. Car elle vient irrésistiblement. Tout le mouvement est imprégné de ses signes avant-coureurs. Elle est partout, point culminant de tout rêve terrestre. Surtout, bien sûr, dans ce passage terrifiant où ce pressentiment devient certitude : en pleine joie de vivre, presque douloureuse d’ailleurs, la mort en personne est annoncée avec la plus grande violence. Une dernière fois, Mahler se tourne vers la terre – et non pas vers ses combats ou ses exploits sur lesquels il tire un trait – et tout entier et seulement vers la nature. Les trésors que la terre peut lui offrir, il veut en jouir aussi longtemps que possible. Loin de toutes les souffrances, il se fait son univers de l’air libre et transparent des montagnes du Semmering, il aspire cet air d’une pureté absolue, il l’aspire toujours plus profondément… Jusqu’à ce que ce cœur, l’un des plus beaux qui aient battu parmi les hommes, s’élargisse et ralentisse toujours plus et qu’il s’arrête de battre. »
Dans le II, on doit retrouver une atmosphère primesautière avec des effets comiques assez extraordinaires, toujours légers, mais sans jamais insister. Après le ländler “rustique“, danse caricaturale suggérant la futilité de l’agitation de la vie de tous les jours, la valse doit sembler se moquer, vouloir se rendre désuète. Il y aura un troisième tempo avec un ländler lent comme il faut, caressant et tendrement chantant. Dans le finale, tout se désagrège. Des échos de fête de village se répercutent.
Dans le III, Rondo, puis Burleske plus grinçants et moqueurs encore que le précédent. La virtuosité des instruments est soumise à rude épreuve tandis que l’écriture volontairement chaotique mène l’orchestre à la limite du fracas, de la brisure. Comme si le compositeur voulait faire un pied-de-nez à tous ceux qui ont pu l’insulter et l’humilier, le “casser“ toute sa vie durant. Mahler à propos de Messieurs les Supérieurs en l’occurrence les critiques : « Comme une bête sauvage traquée par des chiens – mais, par bonheur je n’appartiens pas à ceux qui meurent en chemin – et ces horions que je dois maintenant subir de toutes parts n’ont que l’effet d’un massage. Je brosse mon habit quand on m’éclabousse avec de la boue. Rassembler toutes ses forces pour résister ! » Mais il faut ramener la paix. L’adagio doit être annoncé avec une tendresse extrême. Rude tâche à la trompette. La catastrophe finale se présente dans une tension d’une intensité quasi insoutenable.
Dans le IV, ce fameux adagio, les tempos sont soutenus. Le chef doit exprimer ou tenter d’exprimer l’insondable. Tendresse ineffable, élans sublimes, tout doit être caressant, apaisé. Mahler porte son regard sur la mort qu’il sait être la conclusion de toute vie humaine. Mais un regard sûrement aussi sur sa relation avec Alma qui est à bout de souffle. Chaque note est suivie de son silence. Mais l’angoisse et une légère révolte se font jour. Puis à nouveau c’est la résignation, un peu dans le style : à quoi bon lutter. Enfin, dans le finale, après une légère hésitation, on pénètre de plain-pied au Paradis. Le discours musical se raréfie au milieu d’immenses accords tenus. Le calme et le repos, l’immensité de l’éternité sont atteints. Gustav Mahler a trouvé, semble-t-il, les réponses à toutes ses questions. Sur cet ultime mouvement semble-t-il, laissons Kurt Weill, le compositeur de l’opéra de Quat’sous, nous confier ces quelques mots : « On pourrait peut-être considérer la Huitième de Mahler comme l’apogée de la symphonie du XIXe siècle. A l’opposé, la Neuvième s’inscrit en profondeur dans notre temps. Elle anticipe la plupart des avancées musicales de ces dernières années. La miraculeuse conduite des lignes mélodiques les plus expressives, la combinaison des harmonies jusqu’à ses plus extrêmes conséquences, l’usage presque chambriste de l’orchestre, la beauté jusque là inouïe des timbres, l’audace formelle, tout cela constitue la base de la musique d’aujourd’hui.… La beauté rayonnante du regard en arrière, le calme absolu, qui laisse même loin derrière lui la résignation, provoque en nous une secousse qui nous habite plusieurs jours. Les deux mouvements lents exhalent la paix d’un homme qui ne connaît plus le temps de la terre et dont l’éternité s’est déjà emparée. »
Michel Grialou
Orchestre Philharmonique de Radio France
Myung-Whun Chung (direction)
vendredi 30 mars 2018 à 20h00
Halle aux Grains
Mécénat / Partenariats
Nathalie Coffignal
ncoffignal@grandsinterpretes.com
Tel : 05 61 21 09 61
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Photos © JF Leclercq