Il est des rendez-vous culturels que je ne raterai pour tout l’or du monde: c’est le cas de le dire avec les Rencontres des Musiques baroques et anciennes d’Odyssud; et en particulier cette Misa de Indios, cette Messe des Indiens, venue de la Cordillère des Andes, cette mythique Cipango des conquérants assoiffés d’or de José Maria de Heredia (1842-1905):
Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,
Fatigués de porter leurs misères hautaines,
De Palos de Moguer, routiers et capitaines
Partaient, ivres d’un rêve héroïque et brutal.
Ils allaient conquérir le fabuleux métal
Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines,
Et les vents alizés inclinaient leurs antennes
Aux bords mystérieux du monde Occidental.
Chaque soir, espérant des lendemains épiques,
L’azur phosphorescent de la mer des Tropiques
Enchantait leur sommeil d’un mirage doré;
Ou penchés à l’avant des blanches caravelles,
Ils regardaient monter en un ciel ignoré
Du fond de l’Océan des étoiles nouvelles.
A ce poème, il convient d’ajouter celui du célèbre écrivain uruguayen Eduardo Galeano, cité en préambule du disque** par Eduardo Eguez pour cette Messe Indienne, à propos de ladite « Découverte »:
En 1492, les aborigènes ont découvert qu’ils étaient « indiens »,
Ils ont découvert qu’ils vivaient en Amérique,
Ils ont découvert qu’ils étaient nus;
Ils ont découvert qu’il y avait le péché,
Ils ont découvert qu’ils devaient allégeance à un roi et une reine d’un autre monde
Et un dieu d’un autre ciel,
Et que ce dieu avait inventé la culpabilité et la robe
Et il commanda que soient brûlés vifs
Tous ceux qui adorent le soleil et la lune et la terre et la pluie qui la mouille.
Dans une salle archipleine, dès l’extinction des lumières, je sens qu’Emmanuel Gaillard ne s’est pas trompé, une fois de plus: après quelques battements de tambour, avec les voix de Luis Rigou, de Bárbara Kusa, et de la trentaine de choristes du Coral de Pamplona descendant les gradins en file indienne jusqu’à la scène, une grande émotion m’envahit, partagée par mes voisins.
Les musiciens et chanteurs nous emportent dans un voyage coloré et rythmé, empreint de la douceur et de la spiritualité des Amérindiens, dont on ne dira jamais assez la grande souffrance, non seulement physique mais aussi psychologique. Mais on ne se lasse pas un instant de ce concert qui n’a rien d’un réquisitoire stérile. bien au contraire.
Les harmonies vocales se conjuguent avec les orchestrations pleines de justesse d’Eduardo Egüez (théorbe, guitare, vihuela etc.) qui fait dialoguer les instruments du baroque (violon, violoncelle, viole de gambe) avec les instruments traditionnels indiens (le bombo argentin (gros tambour), le charango (petite guitare) et la harpe; sans oublier les flutes (sikus ou flûte de Pan, la kena, et l’erke ***, cette grande trompe qui fait penser à celle du Tibet ou du Tyrol), jouées par Luis Rigou****.
Sa voix charrie les rocailles de siècles d’oppression mais aussi d’alluvions fertiles, de pépites amérindiennes; et de révoltes latines et républicaines.
Non content d’être un émouvant chanteur, l’homme est aussi un grand souffleur, « souffleur de rêves » oserais-je écrire.
Mais il ne s’en vante pas, avec la simplicité des plus grands. N’oublions pas qu’outre avoir travaillé avec Le Cuarteto Cedron, Jean Ferrat, Lluis Llach et son ami Vicente Pradal, il est l’homme aux 57 Disques d’or sous le nom de Diego Modena (Ocarina)!
Sa voix de basse profonde et émouvante se complète parfaitement avec celle de la soprano Bárbara Kusa*****, très pure, qui coule comme une source de haute montagne. La dame est parfaitement à l’aise dans ce répertoire, comme Luis Rigou.
Quelque part entre chant liturgique, chant baroque et nueva cacion, ils apportent la pureté originelle nécessaire à cette aventure. Le Chœur de Chambre de Pampelune, dans sa justesse sans faille, leur est apporte un contrepoint puissant.
Je connaissais la Misa Criolla d’Ariel Ramirez*, composée en 1964. Vivante, chaleureuse et fervente, elle marie l’adaptation en espagnol des textes de la liturgie catholique à des rythmes, des thèmes et des instruments traditionnels des Andes. Basée sur les genres folkloriques tels que la chacarera, le carnavalito et l’estilo pampeano, elle est célèbre dans le monde entier grâce à plusieurs enregistrements d’Ariel Ramirez, de Plácido Domingo ou de Mercedes Sosa vendus à des millions d’exemplaires. Outre l’espagnol, les langues perdues des peuples originels d’Amérique du Sud y sont tout naturellement présentes.
Mais Luis Rigou a voulu reprendre cette messe latino-américaine en la conjuguant avec de la musique baroque d’Amérique du sud. Il a mis presque un an à convaincre le chef de l’ensemble de musique ancienne La Chimera (composé principalement d’artistes argentins), pour donner naissance au projet Misa de Indios et faire découvrir des compositeurs baroques indiens d’Amérique du sud qui se sont appropriés la musique baroque occidentale amenée par les missions jésuites. Lui non plus, ne s’est pas trompé: Eduardo Egüez, après avoir collecté différentes œuvres du XVI° au XVII° siècle collectées en particulier dans les Codex, les a ré-arrangées, parfois avec des textes contemporains anonymes de San Juan de la Cruz ou Lope de Vega, comme cela se faisait couramment à l’époque. Et La Chimera porte ici parfaitement son nom pour le côté onirique et composite entre baroque et tradition; il est le support idéal pour cette résurrection.
Avec Luis Rigou, ils ont décidé de diviser le concert en deux parties, la Misa Criolla d’un côté et de l’autre, une série de morceaux représentant un voyage éclectique à travers l’histoire de la Cordillère des Andes et du plateau du Collao partagé par le Pérou, la Bolivie et le Chili: des mélodies précolombiennes, en passant par la musique populaire coloniale pour finir dans des compositions étrangement modernes, pour ne pas dire contemporaines. Le résultat est tout simplement sublime, avec des moments beaux à pleurer tel En quel Amor, d’un compositeur anonyme sur un poème de San Juan de La Cruz; et d’autres entrainants comme la Fuga de los Condores de Luis Rigou ou La Tonada La Despedida du Codex Martinez Compañon.
Après trois rappels amplement mérités, une rencontre au Forum d’Odyssud nous permet de mieux comprendre la genèse de cette œuvre, Eduardo Egüez n’étant pas avare sur le sujet. Faisant œuvre d’ethnomusicologue, Luis Rigou, avec sa verve latine, a évoqué les premières flutes, qui accompagnaient les rituels chamaniques des premiers hommes, dont l’une, datée de 82.000 ans, est conservée au Musée de l’Homme à Paris! Une corde de plus à son arc!
Pour ma part, en le quittant dans la nuit froide, la tête pleine de musique, je ne peux m’empêcher de penser au poète et musicien argentin Atahualpa Yupanqui, (dont je me remémore avec émotion le dernier concert toulousain à la Salle Bleue de l’Espace Croix Baragnon); et à son Camino del indio, son petit chemin de l’Indien:
Petit chemin de l’indien, sentier semé de pierres.
Petit chemin de l’indien, qui unit la vallée aux étoiles.
Petit chemin depuis toujours du sud au nord ma race t’a parcouru.
Avant que sur la montagne la Pachanama ne se fut obscurcie.
En chantant sur le mont, pleurant au bord de l’eau, dans la nuit s’accroît la peine de l’indien.
Le soleil et la lune et ce chant qui est le mien, ont caressé tes pierres, chemin de l’indien !
Dans la nuit de la montagne la quena exhale sa nostalgie,
Et le chemin sait bien quelle est celle que l’indien appelle.
Sur la montagne s’élève la voix désolée de la Baguena
Et le chemin regrette d ‘être coupable de la distance.
Muchas gracias, Luis, Eduardo et Barbara, La Chimera, La Agrupación Coral de Cámara de Pamplona: buen viaje sul camino del Indios con esta misa para nuestros pescados pero también para nuestro placer, bon voyage sur le chemin des Indiens avec cette messe pour nos pêchés mais aussi pour notre plaisir.******
Elrik Fabre-Maigné
26-III-2014
PS. Les Rencontres des Musiques baroques et anciennes continuent à Odyssud, avec le Dixit Dominus de Haendel par les Passions et les Eléments, sous la direction de Jean-Marc Andrieu, le lundi 31 mars; et Françoise de Foix et François 1er par Scandicus et les Sacqueboutiers, le mercredi 2 avril. www.odyssud.com
* Décédé en 2010, cet auteur-compositeur et pianiste contemporain est l’une des figures de proue du « nativisme » argentin. C’est aussi un artiste de cinéma (compositeur de musique de film, auteur de bande sonore, voire acteur).
C’est en 1963 qu’il crée la Misa Criolla (la « Messe Créole »). Cette œuvre pour solistes, chœur et orchestre repose sur l’utilisation des rythmes, formes musicales et instruments de la musique traditionnelle de l’Argentine et de la Bolivie.
Elle est en langue espagnole, le concile Vatican II ayant permis l’introduction de langues vernaculaires dans la célébration de l’Eucharistie.
La motivation d’Ariel Ramirez était d’écrire une œuvre profonde d’inspiration religieuse ; un hymne à la vie qui pourrait toucher chaque individu quelles que soient ses croyances, sa race, sa couleur de peau ou son origine. Une œuvre qui se référerait à l’être humain, à sa dignité, à la liberté et au respect de l’homme en tant que créature de Dieu.
La Misa Criolla comporte 5 thèmes chantés qui correspondent à la version complète de « l’ordinaire de la messe » (c’est-à-dire aux parties invariables de la messe selon la liturgie catholique).
Les formes musicales sur lesquelles ils sont conçus sont:
Kyrie / vidala – baguala
Gloria / carnavalito – yaravi
Credo / chacarera trunca
Sanctus / carnaval cochabambino
Agnus Dei / estilo pampeano.
** Ce 1° disque du label La Musica (qui sera nous l’espérons de bien d’autres de cette qualité) est disponible en FNAC. Pour les représentations, contactez Philippe Maillard Productions 21 rue Bergère – 75009 PARIS +33 (0)1 48 24 16 97 philippe@concertsparisiens.fr
*** Originaire du Gran Chaco, Bolivie, Chili et l’Argentine, le erke est composé de deux ou plusieurs longueurs de canne jointes au niveau des extrémités pour former un tube unique. Les nœuds internes des tiges sont enlevés et l’extérieur est souvent enveloppé avec l’intestin ou de la laine. La fin a souvent un amplificateur en corne de vache ou de laiton. L’instrument est soufflé à travers à l’autre extrémité, et peut être de trois à sept mètres de longueur.
**** Originaire de Buenos Aires, Luis Rigou étudie la flûte traversière dans sa ville natale, explorant en autodidacte les sonorités des flûtes andines, ainsi que le folklore latino-américain. Il mène alors une carrière fulgurante au sein du Cuarteto Cedron et, surtout, du groupe Maïz qu’il fonde lui même en 1983. A cette époque, on le connaît sous le pseudonyme de Diego Modena: aussi bien flûtiste qu’arrangeur, il signe la série des albums intitulés Ocarina (qui lui vaut 57 Disques d’or, chiffre faramineux récompensant les 12 millions de disques vendus dans le monde entier), remporte succès sur succès dans la musique de film et collabore avec Lluis Llach (il en est le directeur artistique) ou Jean Ferrat pour La Complainte de Pablo Neruda, sans oublier Vicente Pradal (pour Llanto por Ignacio Sanchez Mejias sur le texte de Lorca ou Pelleas et Melisanda d’après Neruda).
***** Née en Argentine, la soprano Bárbara Kusa étudie le chant à Buenos Aires puis se perfectionne en France et en Allemagne, ajoutant au diplôme de chant deux autres en clavecin et basse continue. Avec son timbre ensoleillé et l’expressivité de son chant, elle brille particulièrement dans la musique ancienne, défendant Monteverdi, Lully ou Rameau avec des ensembles et des chefs de premier plan (citons l’ensemble Elyma dirigé par Gabriel Garrido, Hespèrion XXI de Jordi Savall ou Les Chantres du Centre de Musique baroque de Versailles d’Olivier Schneebeli). Avec ces artistes, elle a gravé nombre de disques pour les labels Alpha, K617 ou Ambronay. Mais elle est aussi une merveilleuse interprète des chansons de son pays, unissant sa passion pour le baroque avec son amour de la musique argentine dans ses collaborations avec Eduardo Eguez et La Chimera.
****** Misa de Indios sera présenté à l’Oratoire du Louvre Jeudi 27 mars 2014 vendredi 28 et samedi 29 à 20h30. A Rueil Malmaison. Le 18 août à Sylvanès.