Le Retour texte d’Harold Pinter traduit par Philippe Djian au TNT
Mise en scène par Luc Bondy
Conseiller dramaturgique : Botho Strauss
Avec : Bruno Ganz – Louis Garrel– Pascal Greggory – Jérôme Kircher – Micha Lescot – Emmanuelle Seigner.
Harold Pinter, qui nous fut révélé en France par Claude Regy, et précisément, dans cette pièce, était un maître en perversités suaves, et sous une morne suite de banalités quotidiennes se dévoilait peu à peu la cruauté de l’espèce humaine.
Luc Bondy, nouveau directeur de l’Odéon-Théâtre de l’Europe après bien des épisodes tumultueux, a lui aussi voulu donner à voir cette pièce qui pourrait sembler datée. Il le fait après avoir monté, presque par provocation et en allemand, la dernière pièce Les Beaux Jours d’Aranjuez de Peter Handke, grand et sulfureux écrivain autrichien fanatique de la Serbie.
Pour son retour à lui, Luc Bondy s’est protégé derrière une armada de grands comédiens. Ainsi pour «Le retour» il ne convoque pas moins que Bruno Ganz, Pascal Greggory, Louis Garrel, Emmanuelle Seigner, Micha Lescot …
Lui le directeur d’acteurs unanimement reconnu, a tenté de rendre toute l’ambiguïté d’Harold Pinter, qu’il aborde pour la première fois, plus par la maîtrise d’acteurs que par les abîmes de la mise en scène.
D’ailleurs il leur donne des rôles presque à contre-emploi, et maquille Pascal Greggory qui devient méconnaissable.
Dans cet univers sous-jacent d’où doit émerger peu à peu le mal et la perversité, le texte du Retour est longtemps resté emblématique, même si la traduction de Philippe Djian télescope souvent une sorte de langage des pauvres gens et une modernité un peu déplacée, il faut donc faire sourdre peu à peu l’asservissement dans le noyau familial et la parabole détournée de façon grinçante le retour du fils prodigue. Ce fils, Teddy, qui veule et amorphe, laissera sa femme se prostituer aux trois autres membres de sa famille : Max le père veuf et ancien boucher, deux de ses fils Joey le boxeur, Lenny le débrouillard inquiétant.
Sam le frère taxi est ailleurs et sans désir, dans son utopie d’être le meilleur chauffeur. Dans cette beaufitude va revenir le fils universitaire, docteur en philosophie, enfui pendant six ans, banni peut-être, victime toujours et qui se soumettra à son père.
Cette fin dérangeante qui voit le fils prodigue repartir et la nasse sexuelle familiale se refermer sur son épouse, qui sera mise sur le trottoir et servira les besoins de la famille le reste du temps, s’impose peu à peu chez Pinter, comme une évidence inéluctable pour cette famille pauvre d’un quartier de Londres, comme le fut Harold Pinter issu lui aussi d’un milieu modeste. Mais Luc Bondy transpose plutôt le cadre dans une petite bourgeoisie, jouant aux courses, suintant d’ennui.
Dans cette famille déclassée avec un ex-boucher, un taxi, un souteneur, un boxeur, le retour du fils américain va devenir petit à petit une mise à mort des conventions, presque une reddition immédiate. Au milieu des parlotes vaines, des déclarations de haine succédant immédiatement aux mots tendres, se met en marche le contrat passé entre une femme provocante et une belle-famille aux instincts sexuels animaux.
Dans cet univers entièrement masculin, avec fils célibataires et désœuvrés, dans un petit monde perclus dans des amertumes gluantes et des vies ratées, écartelées entre whiskys et désirs inassouvis, l’irruption en pleine nuit, sans avertir, d’une belle blonde allumeuse au bras du fils, après des années d’absence, va donner lieu à de drôles de retrouvailles et bientôt de dépouillement et de mise à mort des conventions.
L’offrande du fils à sa famille de tarés, est son dernier acte envers un père qu’il aime malgré tout, en laissant derrière lui en paquet cadeau sa femme, plus que consentante, à devenir le point de convergence des désirs.
Luc Bondy focalise sur l’affrontement entre le père et le fils, qui continue six ans plus tard, avec ses alternances de tendresse et de mépris faisant de la femme un simple objet qui accepte son sort, comme l’a écrit Pinter.
Dans un décor laid à souhait avec ses cendriers, ses mégots, et ses bouteilles vides, et un état d’esprit des années soixante-dix, dans une scénographie un peu envahissante qui donne trop d’espace à ce huis clos familial, va se dérouler ce rituel de la perversion. Tout devient salon, garage, cuisine essentiellement, escalier montant, où les personnages se perdent retrouvent leur chambre d’enfant ou la femme soumise.
Le frigidaire devient un personnage essentiel de la pièce, bien en évidence, lieu où tous vont boire ou manger comme fauves fatigués.
La banalité du mal se dit entre les paroles vaines échangées, et celles qui ne sont pas dites, ou celles qui n’ont aucun rapport avec ce que pensent vraiment les personnages.
Pourtant parfois dans les quelques paroles de Max, le père, il passerait comme une forte tendresse envers ses fils. Et si l’acte de Teddy, le fils, était en fait une offrande au père mal aimé, lui le fils préféré et qui a réussi ?
Étrange famille qui va dévorer Ruth, la bourgeoise devenue américaine, blonde peroxydée, en la prostituant à leurs misérables désirs, avec son consentement enthousiaste d’ailleurs pour échapper à sa vie américaine étroite auprès d’un mari terne.
Et avec cette tension qui doit monter peu à peu, cette « île de la solitude » dérive vite vers le naufrage des conventions.
Massacre de conventions qui ont dû choquer jadis, mais qui maintenant font passer Pinter pour un auteur de vaudeville social.
Depuis la première scène où tout le monde s’active à tout nettoyer, et à remettre en ordre, comme un pressentiment de la visite à venir, tout va s’agencer en trompe-l’œil, en retournements des situations avec ce masochisme inavoué des personnages, jusqu’à la chute finale où Ruth qui croyait dominer, sera sans doute esclave, servante, cuisinière, et prostituée. Elle qui défiait l’un des fils « Si tu prends ce verre, je te prends ! »
« Embrasse-moi, maintenant, tu m’entends ? » ordonne le père qui veut sa part de plaisirs. Et le noir se fait, l’ignoble peut commencer.
Mais on peut imaginer la banalité sexuelle qui suivra et les tensions à venir sur le partage du corps de la femme.
La pièce laisse un goût amer, comme chaque fois chez Pinter, saumâtre même, et cette violence que l’on voudrait plus masquée, puis plus éclatante, est présente que par fulgurances, bris d’objets.
Cette pièce a vieilli, tournant parfois à un mauvais mélo existentiel et glauque, avec des passages comiques assez lourds.
Mais la force des acteurs la porte encore.
Louis Garrel (Joey) le boxeur primaire, Micha Lescot (Lenny) étonnant dans son rôle de petite ordure et Jérôme Kircher (Teddy) le veule, sont les fils. Bruno Ganz (Max) est immense en tyran du foyer, avec son accent fascinant, Pascal Greggory, campe un étrange oncle Sam, déguisé avec un gros ventre, une moumoute, et une âme à la dérive, Emmanuelle Seigner interprète Ruth, la « femme », désirable, aiguiseuse aussi, victime toujours même si elle semble insaisissable et libre dans son interprétation.
Étrange impression pour ce spectacle où les comédiens semblent plus forts que la pièce, ici trop prévisible, et où le metteur en scène n’a pas suffisamment laissé émerger de la banalité la course à l’abjection, laissant de suite monter les pulsions violentes, et pas assez l’animalité sauf dans les belles scènes de danse et du canapé.
Il donne sans doute trop de concret aux situations et pas assez de suggestions. Il le veut ainsi au risque de diluer la montée des tensions.
« Pourquoi ne pas oublier » dit le vieux père, patriarche de ses fils qu’il couve encore, mais oublier c’est pour mieux ligoter le présent.
« Le théâtre de la menace » devient celui du trop prévisible. Mais quels acteurs et ce monde clos et glauque, avec ses rituels de soumission est bien rendu par Luc Bondy, qui demeure plus actuel que la pièce.
Gil Pressnitzer
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