Après Elton John, Bob Marley, Amy Winehouse, Charles Aznavour, Bob Dylan et d’autres, c’est à Bruce Springsteen de passer à la moulinette du « biopic » (film biographique en VF). Le réalisateur Scott Cooper prend tout le monde à contrepied avec le portrait d’un musicien en prise à une dépression chronique. Une option courageuse pour un long-métrage qui peine de ce fait à enflammer les spectateurs.

Springsteen et son manager Jon Landau. Photo 20th Century Fox
Le sous-titre du film, « Deliver me from nowhere », en précise d’emblée le propos. Il s’agit pour Bruce Springsteen de se « délivrer du néant » dans lequel il s’embourbe malgré – ou à cause – du succès qui lui tombe dessus avec la sortie en 1980 du double album « The River ». La chanson « Hungry heart » est le premier gros tube du « Boss » du New Jersey. Et sa maison de disques, CBS, veut surfer sur la vague, en lui demandant d’autres morceaux de ce calibre. Mais Bruce Springsteen, reclus volontaire dans une baraque au bord d’un lac, ne l’entend pas ainsi. Il veut qu’on le laisse tranquille et choisir un chemin aux antipodes d’un rock musclé stéréotypé. A un garagiste qui lui dit : « Je sais qui vous êtes », il répond : « Vous en savez plus que moi ». L’artiste se pose tant de questions… Il cherche l’inspiration en lisant Flannery O’Connor et en regardant des films youp la boum comme « La balade sauvage », de Terrence Malick (1973), portrait d’un jeune couple embarqué dans une dérive criminelle. Ses nouvelles chansons, enregistrées avec l’aide d’un ami, sur un simple magnétophone à cassette 4 pistes, deviendront « Nebraska », album folk à la tonalité très sombre, qui sortira en 1982, malgré les réticences de CBS, et deviendra un classique. Les tubes, engrangés eux aussi lors de la période « Nebraska », attendront 1984 pour être enfin révélés au public, avec comme tête de gondole le magistral « Born in the USA » (dont le texte, qui n’a rien de triomphal, évoque le difficile retour au pays d’un vétéran du Vietnam).
Un père alcoolique et violent
Cette histoire, devenue quasiment mythique, Scott Cooper la raconte à petite vitesse, sans grande subtilité. La première scène du film indique la direction qu’il va donner au scénario, par trop prévisible : nous sommes en 1957 et un gamin au regard noir et inquiet (little Bruce) craint le retour de son père, homme taiseux, alcoolique et violent (et aimant malgré tout). Ce moment d’angoisse – qui fera de Springsteen un dépressif à vie – est répété à de multiples reprises, de façon largement inutile, sauf peut-être quand le paternel embarque son gamin au cinéma pour voir « La nuit du chasseur », de Charles Laughton (1955), odyssée terrifiante d’un tueur menaçant des enfants.
Ces retours vers un passé traumatique apportent leur dose de mélodrame, un non-sens quand on connaît l’épure dramatique au cœur des chansons du « Boss ». La biographie partielle de Scott Cooper risque aussi de décevoir considérablement les fans. Certes, la genèse de « Nebraska » est longuement racontée. Mais, ce qui fait le sel des « biopics », à savoir les scènes de concerts, est carrément passé à la trappe. Tout juste voit-on la fin d’un show avec un petit bout de « Born to run » et quelques récréations que s’offre Springsteen avec ses vieux amis jouant à domicile, dans un bar, des classiques de Little Richard et John Lee Hooker.
Un manager à l’écoute
Où l’on constate que notre Springsteen de cinéma, Jeremy Allen White, corps penché, regard de chien battu, petit air d’Al Pacino, est un bon comédien mais certainement pas un musicien inspiré (ce que parvenait à faire croire Timothée Chalamet en Bob Dylan dans « Un parfait inconnu ») tant il semble manchot avec une guitare entre les mains. Le meilleur de « Deliver from nowhere » tient aux relations que Springsteen entretient avec son manager Jon Landau (excellent Jeremy Strong), grâce auquel il a conquis un public grandissant sans jamais rien renier de son intégrité artistique. Et aussi au couple fragile que la jeune star du rock forme brièvement avec la sœur d’un copain de lycée, archétype d’une fille du peuple, serveuse pour gagner sa croûte et celle de sa fille, qu’elle élève seule. Un personnage tendre et courageux tel que Springsteen en raconte tant dans ses chansons, chroniques sensibles d’une Amérique qui travaille beaucoup, rêve un peu et survit à bien des désillusions.
« Springsteen: Deliver me from nowhere”, de Scott Cooper. Actuellement au cinéma. Pour mieux connaître la vie du chanteur, lire son excellente autobiographie, « Born to run » (Livre de poche).