Le Musée départemental de la Résistance & de la Déportation de la Haute-Garonne (1) offre à voir jusqu’au 3 mars 2024 une exposition originale puisqu’il s’agit… de bandes dessinées: cela peut étonner certaines personnes, en outrer d’autres, autour d’un propos aussi grave, comme celles qui s’offusquèrent du film La Vita è bella de Roberto Benigni où l’acteur italien jouait une partition comique pour éviter à son fils de voir l’horreur dans un camp d’extermination qui ressemblait à Auschwitz; et pourtant c’est un chef-d’œuvre couronné par la Palme d’Or au Festival de Cannes et de très nombreux prix.
Avant de commencer ma visite, je me suis souvenu de l’une d’elles au Mémorial de la Shoah en 2022 (2) où j’avais été encore plus ému en découvrant l’exposition de dessins de Cabu sur la Rafle du Vel d’Hiv, 16 œuvres à l’occasion de la commémoration des 80 ans de ce drame. Au printemps 1967, le magazine Le Nouveau Candide avait publié les bonnes feuilles de La Grande Rafle du Vel d’Hiv, 16 juillet 1942 (3) de Claude Lévy et Paul Tillard (Robert Laffont). Pour illustrer cette série en cinq épisodes, la rédaction avait fait appel à un jeune dessinateur de 29 ans, Jean Cabut, dit Cabu, qui déclara que « l’illustration de « ce livre terrible » (selon ses mots) lui fera faire des cauchemars et qu’il en resterait marqué à vie, au même titre que son service militaire de 27 mois en Algérie. »
Laurent Joly, directeur de recherches au CNRS et commissaire scientifique de l’exposition écrivait alors: « Comme on le sait, il n’existe qu’une photo de la grande rafle, représentant l’arrivée des bus devant le palais des sports du Vélodrome d’Hiver. Cabu compense donc cette absence en choisissant de mettre les victimes au cœur de ses dessins: à part les policiers, on ne voit qu’elles, pas de témoins, pas de voisins. »
Cette exposition était aussi un hommage à un dessinateur génial et populaire, un « anartiste » comme aurait dit Marcel Duchamp, qui fut l’une des douze victimes de l’attentat djihadiste du 7 janvier 2015 contre la rédaction de Charlie Hebdo. Lui qui souhaitait que « la force de son trait parvienne à toucher les générations actuelles qui doivent prendre la relève des combats qu’il a toujours menés. »
L’humour noir en bande dessinée sur la Shoah a un illustre prédécesseur, avec Maus, un roman graphique publié de 1980 à 1991 de l’Américain Art Spiegelman dont l’œuvre se fonde sur les entretiens de celui-ci avec son père, rescapé des camps de la mort: c’est le récit d’une transmission, en particulier sur les l’extermination des Juifs en Pologne dans les années 1930-1940; mais, à ma connaissance, en France, Cabu et Émile Bravo sont précurseurs en la matière sur le sujet.
Aujourd’hui ce sont les dessins d’Émile Bravo, avec Spirou comme héros, présentés au Mémorial de la Shoah à Paris entre le 9 décembre 2022 et le 30 août 2023, qui nous invitent à nous souvenir et à réfléchir sous une forme divertissante (4), accessible à tous et en particulier au jeune public.
Spirou, c’est un personnage de bande dessinée mondialement célèbre créé par Rob-Vel, de son vrai nom Robert Pierre Velter (1909-1991), c’est aussi hebdomadaire créé en 1938, dont le rédacteur en chef, Jean Doisy (1900-1955), dirigeait un réseau clandestin de résistance pendant l’Occupation, utilisant l’hebdo comme couverture. Felix Nussbaum est un peintre juif allemand caché, dénoncé en 1944, et qui finit ses jours à Auschwitz, avec son épouse Felka. Dans son quatrième et dernier tome de sa série L’Espoir malgré tout, paru le 20 mai 2022 aux éditions Dupuis, Émile Bravo fait se rencontrer le groom de l’Hôtel Moustic, avec cette figure réelle, victime de la Shoah. Parfaitement documenté, il décrit les conditions de vie du couple d’artistes juifs allemands, et insère son personnage de fiction, Spirou, dans leur quotidien précaire.
Cette exposition, à travers la confrontation des planches de Spirou et des œuvres de Felix Nussbaum, permet d’en apprendre davantage sur l’occupation en Belgique: son administration et ses exactions, une population belge à la fois résistante, opportuniste, collaboratrice ou encore résignée. Ce dernier volume interroge la notion d’héroïsme, d’engagement, d’humanité, de solidarité, de justice, Spirou devenant le témoin de la période en observant comment les individus s’organisent et les ressorts d’une résistance face à l’injustice.
Elle est d’une grande actualité alors qu’il vient d’être révélé qu’à partir d’août 1942, la Société nationale des chemins de fer belges (SNCB) a touché 50,2 millions de francs belges versé par le régime nazi pour transporter vers les camps d’extermination 25 490 juifs ainsi que 353 Roms et Tziganes, dont 1 195 seulement ont survécu.
Toute l’œuvre de Nussbaum est prophétique de ce qui lui arrivera dans quelques mois. Son dernier tableau, qui conclut le dernier album de cette série, un tableau que Bravo ne dessine pas, est « Le Triomphe de la mort », une scène de Grand Macabre qui symbolise la fin de la culture, de la civilisation. Quoi de mieux pour synthétiser la Shoah ?
Quant à lui le dessinateur Émile Bravo qui a gardé son âme d’enfant a voulu « prendre par la main ses lecteurs, les enfants en particulier, pour leur transmettre la vie et l’œuvre du peintre juif vécues par un enfant de son époque ». Il y a réussi parfaitement et le livret jeune public conçu par le Mémorial de la Shoah complète heureusement son travail artistique remarquable.
Être exposé au Musée de la Résistance et de la Déportation de Toulouse, capitale de la République espagnole en exil, c’était aussi un retour aux sources pour Émile Bravo qui est né en 1964 à Paris, de parents espagnols: son père, qui était dans la Cavalerie, a combattu aux côtés des Républicains pendant la Guerre civile, a été interné à Argelès, à un kilomètre du camp de Saint-Cyprien où Nussbaum a été enfermé. De quoi nourrir des récits qui éveillèrent vite chez le jeune Émile un fort intérêt pour l’histoire du début du XXe siècle, et notamment la Seconde Guerre mondiale. Un intérêt toutefois exempt de tout militarisme, et avec cette distance que permet l’humour.
Élégante, pertinente et humaniste, son œuvre est le plus bel hommage que ce dessinateur pouvait rendre à ses parents, tout en accomplissant le vœu de Félix Nussbaum qui écrivit : « Si je disparais, ne laissez pas mes œuvres mourir ! Montrez-les aux Hommes. »
Geneviève de Gaulle (1920-2002) déclarait en 1995 sur France Culture: « Témoigner était une obligation. (…) Ce témoignage-là, il est toujours utile: c’est tout de même une mise en garde. C’est en ça que nous sommes un peu les veilleurs de nuit, parce que nous savons jusqu’où ça va, nous. »
Aujourd’hui où tous ces grands témoins ont disparu, en plus de l’Histoire bien sûr, toutes les formes d’Art sont bienvenues pour reprendre le flambeau, et la bande dessinée, le 9e, en est devenu une majeure, avec Cabu, et Émile Bravo.
En ce début d’année, alors que les vieux anathèmes populistes, nationalistes et xénophobes se font de plus en plus entendre sans honte, certain.e.s préconisant même de « supprimer l’histoire de la 2e Guerre mondiale et de la Résistance des programmes scolaires », il est bon de souhaiter des vœux d’espoir…malgré tout; et de se rappeler que les premiers Résistants et Résistantes affirmaient: « Si le meilleur n’est pas toujours assuré, le pire n’est jamais inéluctable. »
PS. Parallèlement à cette exposition de salubrité publique, une fois de plus, je vous recommande les émissions de Philippe Collin sur France Inter, remarquables comme toujours, consacrées à 5 grandes Résistantes: Geneviève de Gaulle, Lucie Aubrac (1912-2007), et trois femmes restées dans l’ombre, Mila Racine (1019-1945), Simonne Mathieu (1908-1980) et Renée Davelly (1902-1977).
Soient-elles mille fois remerciées, comme ma chère Angèle Bettini del Rio (1922-2017), avec cette Chanson de Paul Éluard (1895-1952), en la conjuguant au féminin:
Bonne justice
C’est la chaude loi des femmes
Du raisin elles font du vin
Du charbon elles font du feu
Des baisers elles font des femmes
C’est la dure loi des femmes
Se garder intact malgré
Les guerres et la misère
Malgré les dangers de mort
C’est la douce loi des femmes
De changer l’eau en lumière
Le rêve en réalité
Et les ennemis en frères
Une loi vieille et nouvelle
Qui va se perfectionnant
Du fond du cœur de l’enfant
Jusqu’à la raison suprême.
Paul Éluard, in Pouvoir tout dire, Ed. Gallimard, 1951
Pour en savoir plus :
1) Musée départemental de la Résistance & de la Déportation
3) L’ouvrage de Lévy et Tillard retrace, à travers documents et témoignages, le déroulement de la rafle et l’enfermement au Vélodrome d’Hiver de plus de 8 000 des quelque 13 000 victimes des arrestations. Pointant le rôle de la police française et du gouvernement de Vichy dans la déportation des Juifs par les nazis, le livre provoque un choc dans l’opinion. C’est aussi un choc pour Cabu, qui découvre cette tragédie trop vite oubliée et met le meilleur de son talent à traduire en dessins les scènes décrites.
À l’occasion des 80 ans de la rafle du Vel d’Hiv, Véronique Cabut, son épouse, et le Mémorial de la Shoah ont proposé de redécouvrir ces dessins jamais exposés depuis leur parution.
4) Dans les premières pages de « L’Espoir malgré tout » d’Émile Bravo, Spirou assiste à l’invasion de son pays par les troupes allemandes en mai 1940. A travers l’histoire d’un héros célèbre, Spirou, Émile Bravo raconte la Seconde Guerre mondiale à un large public. La rencontre fictive entre Spirou et le peintre Felix Nussbaum et sa femme Felka, entraîne le personnage de bande dessinée dans la tourmente de la Shoah. Émile Bravo réussit la prouesse de forger un récit dessiné rigoureux, destiné à pallier la disparition irrémédiable des témoins directs de ces tragiques événements.
Cette exposition explore les faits historiques et les sources sur lesquelles s’est appuyé Émile Bravo pour bâtir son propos. Elle est accompagnée des planches originales de la bande dessinée ainsi que des pièces de la collection du Musée départemental de la Résistance & de la Déportation. En partenariat avec le Mémorial de la Shoah, l’auteur et dessinateur Émile Bravo, parvient à raconter la Seconde Guerre mondiale à un très large public, à travers les valeurs d’engagement, d’héroïsme et d’humanité d’un héros de bande dessinée bien connu de tous.
Musée départemental de la Résistance & de la Déportation de Toulouse