On connaît Madame Manijeh Nouri comme cette brillante universitaire spécialiste de la littérature persane qui a traduit, entre autres, en français la Conférence des Oiseaux (célèbre recueil de poèmes médiévaux du poète soufi iranien Attar daté de 1177) ; et comme clé de voute de l’Octal d’Occitania (voir ma chronique du 6 octobre). Nous la découvrons ce soir comme hôtesse d’un salon musical qu’elle a organisé avec sa passion habituelle.
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En toute légalité, puisque le système du guichet unique (ou GUSO)* permet d’organiser des spectacles, y compris à son domicile, dans la limite de 6 représentations annuelles, en simplifiant les formalités administratives.
Elle nous accueille dans le grand salon-bibliothèque de sa sympathique maison dans le quartier de la Place d’Italie, une belle pièce ouverte sur le jardin, rehaussée de gravures et de tapis persans, à la chaude ambiance ; une vingtaine de personnes sont confortablement installées sur les canapés, fauteuils et chaises disposés en arc de cercle autour du piano droit.
Comme elle le dit en introduction, son invitation répond au besoin d’un public qui désire découvrir la musique au-delà des concerts traditionnels et au souhait des artistes d’être entendus aussi dans l’intimité. Ce faisant, elle s’inscrit dans la tradition en vogue au XVIIIème et au XIXème siècle en Europe des représentations privées essentiellement de musique de chambre, jouées par de brillants amateurs ou par des professionnels renommés. Ceux de la Reine Hortense et de Pauline Borghèse sont restés célèbres**. Durant le XIXe siècle et jusqu’aux années 30 du siècle échu, il y eut un développement formidable des salons littéraires et musicaux qui groupaient dans un cénacle privé des artistes, des littérateurs et des mécènes éclairés, tels ceux de Mme de Staël ou de Georges Sand : le salon musical était un lieu privilégié pour la rencontre d’artistes.
Le piano était l’instrument le plus répandu et pratiqué dans les salons, et ce sera, à quelques exceptions près, le fils conducteur des prochains salons de Dame Manijeh.
Dans le monde méditerranéen bien sûr, on peut se référer aux rencontres littéraires et musicales dans les cours arabo-andalouses avec une forte présence littéraire et artistique des femmes : depuis la Grecque Aspasie jusqu’à May Ziadeh*** en passant par la Comtesse de Dié et ses Cours d’Amour, et la Faustina des Hospices musicaux vénitiens, les belles hôtesses (souvent poétesses et chanteuses) ont peut-être constitué les signes les plus avancés de la condition féminine. Surtout depuis que ces réunions ont quitté les ors des palais pour se démocratiser.
Je n’oublie pas le Salon de Musique d’Alep****, cette ville aujourd’hui martyre de la guerre civile syrienne : dans cette somptueuse cité autrefois au carrefour des célèbres « routes de la soie », entre le XIVème et XVIIIème siècle, sous des hautes coupoles, dans des salles admirables d’échos, parmi les tapis et les coussins, une riche tradition musicale entre la pièce mesurée et l’improvisation libre, s’est donné libre cours. Le musicien Julien Jalal Eddine Weiss a perpétué ces rencontres musicales, en organisant il n’y a pas si longtemps encore des soirées musicales ouvertes à tous, qui étaient l’occasion d’une communion chaleureuse entre artistes et auditoire et où l’on pouvait se ressentir cette émotion vive que l’on appelle le « tarab », exprimé par les cris de satisfaction tels « Allah, Ya Salam ! ».
Plus près de nous, Joël Saurin organise régulièrement des Salons musicaux dans la Salle des Fêtes de son village de Bouloc, avec l’éclectisme qu’on lui connaît : le prochain aura lieu le dimanche 16 décembre à 16h avec le solo de guitare flamenca de Kiko Ruiz.
http://lecatalogue.jimdo.com/le-salon-musical/
Ce soir, ce sont Lise Lienhard au piano et Benjamin Auriol au chant qui nous régalent avec des compositions autour de l’Enfance ; et il y a parmi nous, en plus de « grands enfants » que nous sommes, une petite Ninon et un petit Paul qui, même s’ils étaient très intimidés au départ, n’en perdent pas une miette (Paul voulant applaudir à chaque silence et Ninon faisant onduler son corps en rythme).
Avec le piano, son compagnon de toujours, Lise Lienhard chemine dans des contrées musicales qui se dessinent au gré des rencontres et de ses voyages. Entre envolées lyriques et chants silencieux, divers paysages sonores, du Nord au Sud, découvrant parfois des musiciens rares, intimes. Diplômée des Conservatoires de Musique de Reims et de Strasbourg en piano et musique de chambre entre les années 1982 et 84, les échanges qui suivront avec d’autres musiciens, pianistes et pédagogues qu’elle apprécie, tels Carmen Bravo Mompou, Léon Fleisher et Llyr William, l’accompagnent dans son amour du piano, et son engagement musical. Invitée à jouer sous un tilleul ou dans la Chapelle de l’Hôtel-Dieu de Toulouse (Festival Instant Japon), dans le salon de musique de l’Academia-Granados à Barcelone ou dans un moulin du Tarn, une chapelle d’Ile de France, une scène de théâtre (Sorano, Pavé ou Cave-Poésie), la musicienne prend tout naturellement place devant son piano. A la recherche d’une communion avec son public et en quête d’originalité, elle élabore des programmes éclectiques dans lesquels elle privilégie la rencontre entre textes, musiques… et musicien(ne)s!
D’origine Toulousaine, le ténor Benjamin Auriol a suivi les formations du Conservatoire National de Toulouse et du CESMD, ainsi que plusieurs Master Class de Mady Mesplé et Jane Berbié. Il aborde une diversité de rôles comme l’Arithmétique dans « l’Enfant et les Sortilèges » ou Gontran des « Mousquetaires au Couvent » et, plus récemment, Orphée et Pluton dans « Orphée aux Enfers » (Offenbach) dans des productions à Toulouse et à Agen. Il participe à de nombreux concerts, dont notamment la « Messe du Couronnement » de Mozart, « Fantasie » de Beethoven, « Prométhée » de Fauré, ou « Carmina Burana » de Carl Orff. Outre de nombreuses collaborations avec le Théâtre du Capitole (en soliste pour « Le Petit Ramoneur », « la Petite Flûte Enchantée » ou en Chœur, et plus récemment comme régisseur) ainsi que le théâtre Jules Julien, il a créée et organisé en 2008 une réduction de l’opéra de Grétry « Zémir et Azore » où il interpréta le rôle d’Ali. Il se produit dans le répertoire théâtral (Monsieur Pierre de « La Sorcière du Placard à Balais » de Landowski, les pastorales de « Georges Dandin » de Lully… Il prolonge également ses activités artistiques, en animant des ateliers de musicothérapie orientés l’un pour la maladie de Parkinson, l’autre pour les insuffisants respiratoires.
En ouverture, Lise Lienhard interprète 6 courtes pièces extraites de « Scènes d’enfants » op. 15 de Robert Schumann : Peuples et pays lointains, Histoire curieuse, Colin-maillard, L’enfant suppliant et Bonheur parfait, pièces romantiques qui permettent d’apprécier son doigté et de nous mettre en appétit.
Ensuite, avec Benjamin Auriol, « Chansons du Mr Bleu » d’après la poésie de Nino (extraits) de Manuel Rosenthal (1904-2003), Quatre et trois sept!, Grammaire, Le petit chat est mort, La souris d’Angleterre, et Le bengali : ces comptines, d’un humour décalé à la Satie, interprétées avec beaucoup d’humour, permettent à Benjamin de donner libre cours à une verve ludique appuyée sur une technique sans faille.
Suivent Trois Comptines extraites de Scènes d’enfants de Federico Mompou (dont on fêtera le 120ème anniversaire de la naissance en 2013 et dont le duo Léogé-Padovani vient de graver avec brio 6 Musica Callada, voir ma chronique du 23 novembre): Cris dans la rue, Jeux sur la plage 1, Jeunes filles au jardin ; Le Loup et l’Agneau d’après la Fable de La Fontaine de Charles Lecocq (Benjamin est redoutable dans le rôle du loup, mais même les petits rient beaucoup).
La pianiste conclue avec un extrait de la »Cantate de la chasse » BWV 208, « Que les brebis paissent en paix », de J.S. Bach : ce passage dans les sphères célestes ne dépareille pas dans ce programme sous le sceau de la légèreté.
En rappel, le traditionnel « Douce nuit », de circonstance en cette période de l’Avent émeut l’assistance ; Benjamin en profite pour faire chanter l’assistance avec lui « Mon beau sapin, roi des forêts ». Pendant le petit buffet préparé par la maitresse de maison et son assistante, Line Daminato (le gâteau iranien à la cardamome est un délice), il nous gratifie même de « La Toulousaine » ou plutôt » La Tolosenca » de Louis Deffès (1845) sur une poésie languedocienne de Lucien Mengaus (1844) en solo, tout à fait de circonstance.
En effet, l’ambiance de partage et de convivialité, si chère aux occitans, est à l’image de cette soirée originale.
Ô Toulouse,
Que je suis fier de tes académies,
Des monuments ornant notre cité !
De ton renom et de tes poésies,
Et de ton chant depuis longtemps cité!
Oh j’aime aussi notre langue gasconne
Qui toujours donne qui toujours donne franche gaîté !
Nous attendons maintenant avec impatience les prochains salons musicaux de Dame Manijeh, en espérant qu’elle fasse des émules.
Les poètes autant que les musiciens rêvent aussi d’un public qui n’aurait d’écoute que pour eux ; c’est dans ce sens que les salons littéraires et musicaux leurs ont été et leurs sont toujours propices. Il suffit parfois d’une simple reconnaissance devant un public restreint pour que l’artiste se sente obligé de persévérer dans les sentiers de la création et de braver les difficultés de celle-ci. Et Dieu sait qu’elles sont nombreuses en cette période de récession où l’on se plait à nous seriner que la Culture est quantité négligeable au regard des réalités économiques.
Mais que serait un monde sans musique et sans poésie ? Un monde sans rêves et donc sans âme; sans avenir.
E.Fabre-Maigné
Chevalier des Arts et Lettres
8-IV-2012
Benjamin Auriol, ténor, Lise Lienhard, piano pianolyrique@gmail.com
(06 50 12 67 11)
* http://www.legiculture.fr/Guichet-unique-spectacle.html
** La musique faisait partie des arts d’agrément que toute personne bien née se devait de pratiquer. Aussi les salons musicaux fleurirent-ils sous l’Empire, l’exemple en étant donné par l’impératrice Joséphine, tant à la Cour que dans sa résidence privée de Malmaison. Les princesses de la famille impériale organisèrent à leur tour des concerts privés, qu’il s’agisse de sa fille la reine Hortense, ou bien des sœurs de l’Empereur, Pauline et Elisa. Elles furent suivies en cela par les épouses des grands dignitaires comme la maréchale Ney, la duchesse d’Abrantès ou la générale Moreau, par le grand chambellan lui-même, M. de Montesquiou, ou par de simples particuliers comme l’architecte Brongniart ou le banquier Scherer. Tous tentaient de faire venir les artistes les plus célèbres qui devaient partager leur temps entre ces différentes maisons.
*** May Ziadeh (1886-1941) est une femme de lettres libanaise d’origine palestinienne ; elle a appris les langues occidentales (le français et l’anglais d’abord), perfectionné son arabe et contribué à la renaissance de la littérature arabe. May a été principalement associée à Khalil Gibran à travers leurs fameuses correspondances pendant vingt ans. Ils ne s’étaient jamais rencontrés et leur histoire est constamment racontée comme une affaire épistolaire d’amour. Les deux personnes se sont, sans aucun doute, admirées et aimées ; mais l’amour de May n’a pas été déclaré. Beaucoup de féministes arabes, et spécialement des femmes de lettres égyptiennes, reconnaissent devoir quelque chose à May Ziadeh. Durant sa carrière littéraire, elle a été une figure de proue ; elle a joué un rôle dans la modernisation de la littérature arabe et son salon servait de forum pour les intellectuels d’avant-garde qui peuplaient l’Egypte.
**** Ensemble Al-Kindi (collection : Le Chant du Monde-Musiques Ethniques).