N’entre pas sans violence dans cette bonne nuit
D’après la traduction de Jacques B. Brunius
Mise en scène et version scénique Stuart Seide
D’après la traduction de Jacques B. Brunius
Scénographie Philippe Marioge
Avec : Jean Alibert, Lucie Boissonneau, Christophe Carassou, Eric Castex, Bernard Ferreira, Noémie Gantier, Jonathan Heckel, Caroline Mounier, Karin Palmieri, Vincent Schmitt, Hélène Theunissen
Dylan Thomas, poète gallois flamboyant jusqu’à la brûlure, nous avait mis en garde dans un de ses plus célèbres poèmes : « N’entre pas sans violence dans cette bonne nuit ». Et cette nuit qui s’ouvre devant nous au travers d’une pièce radiophonique « Under milk wood », au bois lacté, est celle des rêves libérés des habitants d’un petit village gallois. Et lui Dylan, l’âme insoumise, accablé de soleil et d’alcool, véritable feu follet de l’écriture, délire en mouvement, aura su traduire les vagues sonores des pensées entremêlées dans ce texte de la grande soif des rêves, intense, cosmique.
À qui en pleine nuit a reçu la houle sonore d’Au bois lacté, la nuit s’est ouverte. Ces voix chuchotées, émergeant de «cette bonne nuit» et qui disent en nous le temps qui passe, résonnent longtemps encore.
Pour faire chanter cette cantate à plusieurs voix du rêve sous la lune et la rosée, Dylan Thomas se sert autant de son enfance galloise que de sa vie pendant quelques années dans un petit village gallois. Ces sortes de prières, de fantasmes plus ou moins avouables semblent « s’élever depuis le sol vert jusqu’aux cieux questionnants ». Ils se répondent, se suivent, se mélangent, peuplent la nuit. Et la mort n’aura nul emprise sur leurs songes enfin libérés.
Pour donner une « senteur » de ce texte merveilleux juste un extrait qui pose la scène de ce théâtre magique. :
« Le temps passe. Écoute. Le temps passe. Rapproche-toi. Tu es le seul à pouvoir entendre le sommeil des maisons, dans les rues, dans la nuit lente profonde salée et noire de silence, la nuit en bandelettes. Toi seul peux voir, dans les chambres aveuglées de jalousies, les combinaisons, culottes et les jupons sur les chaises, les brocs et les cuvettes, les verres à dentiers, le Nième Commandant au mur et les portraits jaunissants des morts attendant le petit oiseau qui va sortir. Toi seul peux entendre et voir, derrière les yeux des dormeurs, les mouvements et les pays et les labyrinthes et les couleurs et les constellations et les arcs-en-ciel et les airs de chansons et les désirs et les envolées et les chutes et les désespoirs et les mers immenses de leurs songes… »
Aussi bien des craintes pouvaient être présentes quant à la mise en théâtre, parfois tentées, jamais totalement satisfaisantes, de ces mots presque opératique.
Stuart Seide a eu le courage ou l’inconscience de le tenter, se souvenant de ce vers de Dylan Thomas « Ce monde est mon partage et celui du démon ». Et il nous fait partager les rêves des personnages. Celui du vieux marin aveugle, le capitaine Cab, celui de la couturière mal mariée, celui de l’instituteur haïssant sa femme, celle de la gargotière éprise de fantômes et de propreté, celui de l’institutrice au cœur brisé, celui du cordonnier, celui du chasseur détrousseur de jupons, celui de l’organiste, celui du pasteur triste poète, celui du boulanger érotique, celui de la fille facile qui pense à jamais à son Willie, celui des noyés, et de bien d’autres tout autant savoureux ou touchants.
Le bois lacté, qui les cerne, se souviendra de toutes leurs existences.
Stuart Seide a arrimé son radeau de bois sur l’océan de la poésie. Il a saisi toute la poésie chorale de cette pièce radiophonique de 1953, et donc a confié sa traduction à une chorale d’acteurs qui vont passer avec nous la nuit des habitants de Llareggub (petit port fictif du pays de Galles es habitants de Llareggub (petit port fictif du pays de Galles).
Dylan Thomas ne voulait pas faire une chronique villageoise, mais un entrelacs de paroles, et Stuart Seide a estompé un peu le réalisme pour restituer la musique, toute la musique de Dylan Thomas. Certes les personnages sont typés, on dirait parfois des trognes, mais ce qui subjugue ce sont ces thèmes récurrents comme des revenants, ces leitmotive qui nous fascinent, et cela devient vraiment comme le voulait le poète un oratorio théâtral, tendre, loufoque, cru, désespéré parfois. En fait une ronde de vie faite par des humains qui se faisant fantômes ose libérer leurs obsessions.
Pour ordonner tout cela, Stuart Seide met sur scène un personnage, le poète, qui sera le narrateur, et fera apparaître les rêveurs un par un par le pinceau de la lumière. Venant de l’ombre ils retourneront à l’ombre ayant vécu vingt-quatre heures d’une vie avouée, désavouée. Ici s’opère une heure cinquante d’embarquement pour la vie, « pour un microcosme d’humanité » (Stuart Seide). Les horloges et le pub de « l’Écusson du marin » scandent la fuite des rêves et des heures.
Pour camper tout ce flot de paroles Stuart Seide utilise onze acteurs et il a abandonné au fur et à mesure de la tournée le fait de les farder outrageusement, et de les affubler de drôles de chapeaux. Toute l’incarnation multiple se fait donc par la voix, les multiples voix rocailleuses ou tendres, des marionnettes, leurs doubles, manipulés par ces acteurs. Des chansons, plutôt des comptines peuplent la pièce. Dylan Thomas a toujours été un enfant éternel. Des projections surlignent les rêves, la mer est un rideau ondulant, des planches déployées et ordonnées différemment sans cesse comme murs ou praticables, quelques bancs, des tables, des chaises, encore des chaises, et tout s’anime et nous parle.
Et s’amoncellent confidences, cancans, désirs, aveux, en une heure cinquante de vies bruissantes, scandées par des irruptions d’orgue.
Stuart Seide dans ses notes d’intentions parle d’un songe d’une nuit de printemps et écrit que « Nous vivons vingt-quatre heures avec leurs espérances, leurs obsessions, leurs mesquineries, leurs convoitises et leurs caprices, dans la beauté́ rugueuse de leurs paroles, leurs silences et leurs chuchotements. Avec lyrisme, humour et volupté, Dylan Thomas nous livre des crépitements de vies saisies dans le vif. Il nous offre un monde qui rêve et se rêve puis devient chair, s’agite, et se fête. Au bois lacté est une célébration de la vie inavouable qui gronde en nous. »
Le spectacle proposé donne une idée très juste du merveilleux texte, mais ne le transcende pas. Le narrateur est exceptionnel, les autres acteurs simplement bons, et la partie chantée approximative parfois.
Un manque de tension, une absence de folie souvent, fait parfois un peu retomber l’attention et ne nous font pas basculer totalement dans le rêve. Cette suite échevelée de saynètes, avec ses moments de poésie, de cruauté, de grotesque, est d’une folle exigence et demanderait un feu d’artifice permanent d’inventions. Mais face à ce texte écrasant, et il ne suffit pas d’illustrer littéralement certaines paroles, il faut laisser la porte ouverte à l’imaginaire, que seule l’adaptation radiophonique laisse ouverte à l’auditeur.
Ces remarques, sans doute excessives, proviennent du fait que nous sommes trop imprégnés des nombreuses adaptations radiophoniques, et inconsciemment nous pensons, malgré nous, au blasphème d’avoir d’autres représentations sous nos yeux que celles que nous avions imaginées.
Le défi, non voulu par Dylan Thomas, de faire vivre ce microcosme d’humanité sur scène, avec le poids du temps qui passe, est globalement réussi et va faire découvrir, sans le trahir, le poète gallois à beaucoup de gens. C’est donc le principal.
Il semble que les vrais habitants du village de Dylan Thomas ont fort peu apprécié leurs mises en abyme. Pourtant point de caricature, mais une vie tourbillonnante avec ses non dits, ses folies tendres ou assassines.
Nous, grâce à la richesse et à la fidélité au dessein de Dylan Thomas, de la mise en scène de Stuart Seide qui a su, en grande partie, en restituer l’humour, le grotesque, la poésie, la tendresse, avons rêvé avec ces innombrables personnages, raccourcis de l’humanité, nos voisins de rêves.
Il faut souligner l’excellente traduction du texte original par Jacques B. Brunius. Alors continuons à entendre la nuit qui bouge et frémit.
« Tu peux entendre la rosée tomber, et la ville silencieuse respirer,
Seuls tes yeux sont ouverts pour voir le bourg et replié, profondément et vivement endormi,
Et toi seul peut entendre l’invisible chute d’étoiles…Écoute. » (Au bois lacté)
Gil Pressnitzer
Lien : http://www.espritsnomades.com/sitelitterature/dylanthomas/dylanthomas.html