Pour cinq représentations, le Théâtre du Capitole accueille Platée, l’opéra-ballet bouffon de Jean-Philippe Rameau, dans une nouvelle coproduction avec l’Opéra Royal du Château de Versailles. La précédente, et unique d’ailleurs, venait de Lyon et cela remonte à… mars 1958 ! Voilà donc bien longtemps que Rana esculenta n’a pas coassé dans les marais entourant le donjon du Capitole.
Alors que Rameau s’était imposé à ses contemporains par son œuvre tragique (et par son apport considérable sur le plan de la théorie nous laissant quatre Traités !), Platée représente le versant léger du travail de cet immense compositeur. L’ouvrage est en trois actes et un Prologue sur un livret de Jacques Autreau repris par Adrien-Joseph Le Valois d’Orville. Il obéit bien mal aux classifications habituelles des genres d’opéra et on se résout à l’appellation d’opéra-ballet bouffon malgré tout assez éloignée de celui qu’illustrèrent Molière ou Charpentier ou Lully. Platée nous fait entrer de plain-pied dans le monde de la farce, et plus précisément du pastiche d’opéra. L’œuvre fut créée au Grand Manège de Versailles à l’occasion du premier mariage du Dauphin, fils de Louis XV, le 31 mars 1745, (une seule représentation) et reprise quatre ans plus tard à l’Académie royale de musique dite Opéra, ex-Théâtre du Palais-Royal.
Pour représenter sur scène Platée, cette œuvre “abracadabrantesque“, ce mélange instable et détonant de parodie et de profondeur, de cruauté et de délicatesse, il faut résoudre une équation bien simple, à savoir, musique, chant et théâtre au sommet. Et, de plus, ici, la danse. Question musique, aucun souci avec le chef d’orchestre et claveciniste Hervé Niquet et les musiciens de sa formation le Concert spirituel, référence incontournable dans l’interprétation du répertoire baroque français. S’y rajoute le Chœur. Le top est ainsi dans la fosse avec un chef rompu aux exigences musicologiques des compositeurs de cette époque. Chef qui est, d’autre part un homme de spectacle, à n’en pas douter, qualité indispensable ici.
Question danse, le problème est résolue aussi avec les membres du Ballet du Capitole placés sous la direction de Kader Belarbi qui semble ne rien ignorer de la “belle Dance“. Notre chorégraphe sait que Rameau est né durant le règne d’un roi de France qui adorait la danse et qui créa l’Académie royale de Danse en 1661, à 23 ans. Alors, baroque sa création ? Plutôt, ni baroque, ni classique, ni contemporaine mais une tournure, au bilan, vivante et drôle en accord avec la mise en scène de cet ouvrage qui est classé, rappelons-le, opéra-ballet bouffon.
Mise en scène confiée à Corinne et Gilles Denizio ou plutôt à l’irrésistible duo Shirley & Dino, imprévisible dans sa loufoquerie et, j’oserais : sa “dinguerie“. Ils l’avouent, ils n’appartiennent pas au monde de l’opéra “pur jus“ mais la musique leur parle, la scène aussi, la danse de même, et ils affectionnent la dérision, mais pas la méchanceté, la cruauté encore moins. Au rire de bon aloi, ils souscrivent. Un exercice délicat mais la qualité qui les résume le mieux leur talent, c’est bien, en une expression : ils ont, comme on dit, la c.…rie !! Et si c’est si compliqué pour trouver les mots, sûr que c’est la faute à… Rameau !
L’option qu’ils ont choisie nécessite des décors de qualité. Aucun souci quand le chef des ateliers de fabrication s’appelle Hernán Penūela. Les costumes ne pouvaient qu’être signés de Shirley & Dino. Sur scène, les lumières de Patrick Méeus complèteront les ambiances.
Le plateau vocal est déterminé par notre Directeur artistique Christophe Ghristi. Donc, le résultat ne peut faire absolument aucun doute et je ne prends aucun risque dans cette affirmation. Il faut des chanteurs-acteurs à la prononciation, disons, irréprochable. Pour le rôle de Platée, nécessité d’une voix de ténor mais disons un ténor avec des facilités dans la tessiture haute soit, finalement, une voix de haute-contre, pile celle de Mathias Vidal. Une voix qui nécessite puissance et ornementation, et non pas uniquement un gosier. Une voix capable de nuances donc, très grande souplesse et légèreté mais vaillance aussi mais loin de l’heldenténor ou du ténor pour rôle dramatique. Mathias Vidal parle lui-même d’un ténor puissant capable de chanter avec tendresse. Sûrement un Pierre de Jélyotte, le créateur du rôle à Versailles en 1745.
L’ouvrage débute par un prologue. Il est significativement intitulé “la naissance de la comédie“. Il nous conduit dans une Grèce de légende. Des vendangeurs travaillent à la vigne, encouragés par des satyres et des ménades.
Pendant ce temps, chanté par Pierre Derhet, Thespis, inventeur de la comédie, sommeille sur le gazon. On le réveille et l’exhorte à chanter un hymne à Bacchus. Mais au lieu de célébrer la gloire du dieu du vin, Thespis se lance dans une raillerie sur les ménades infidèles et les satyres qui ne sont point assez jaloux. Ce à quoi, lui conseille-t-on vivement de se rendormir aussitôt. Deux personnages vont alors lui porter secours : Thalie, Lila Dufy, Muse de la comédie, et Momus, dieu du rire et des chansons, interprété par Jean-Christophe Lanièce. Ils incitent Thespis à créer un spectacle dans lequel on se moquera des défauts des mortels et des dieux, afin de les en corriger.
La comédie est née. Son sujet en sera les tumultueuses amours de Jupiter – Jean-Vincent Blot (entendu dans le Zuniga de Carmen) et de Junon – Marie-Laure Garnier, (entendue dans la Walkyrie, Ariane et Barbe-Bleue) sujet qui servira le complot fomenté par le roi du lieu, Cithéron – Marc Labonnette – qui en a assez d’être dragué par une habitante de ses marais, nymphe des roseaux, la sotte et prétentieuse Platée. C’est Mercure – re-Pierre Derhet – qui porte et obtient l’assentiment de Jupiter pour “monter“ cette mauvaise blague, à savoir que Jupiter, le dieu des dieux est fou amoureux de Platée et est tout à fait prêt à l’épouser. Pour distraire par un divertissement la conclusion de l’acte, on convie fous joyeux et fous sinistres, un brin de folie à la charge de La Folie, rôle dévolue à Marie Perbost, ex superbe Pamina dans une récente Flûte, ici même, mais aussi le 8 mars au Théâtre pour un Midi du Capitole à ne pas rater. L’histoire finira mal. Platée est grugée. Jupiter et Junon les puissants, se sont bien amusés. Fin de cet ouvrage “abracadabrantesque“.
Je sens qu’un doux transport me saisit et m’inspire.
Charmant Bacchus, dieu de la liberté,
Père de la sincérité,
Aux dépens des Mortels, tu nous permets de rire……
Quelques remarques : Le premier air de Thespis se situe dans le Prologue et remporta un large succès, survivant largement à l’opéra qui subira de très longues éclipses, jusqu’à un siècle au cours du XIXe. Ce Prologue donne lieu alors à des exécutions indépendantes. Se situant juste avant la raillerie, il obéit à la typologie de l’air à boire très codifié, mais aussi très apprécié des contemporains rompus à ce genre. Et l’expression du rire qui peut l’accompagner est très loin de celle que l’on peut deviner dans des milliers de tableaux illustrant fêtes votives, vendanges et autres (Antoine Coypel, Nicolas Poussin, Claude Mellan, Jacques Blanchard, Charles de la Fosse, le Corrège,…).
Attention !! Ce n’est pas la laideur de la nymphe que moque Platée, mais son inconscience. Platée se prend tout simplement pour ce qu’elle n’est pas, refusant d’admettre sa nature batracienne. C’est cela, et cela seul, que raille la comédie. Au demeurant, la farce musicale n’était pas alors une nouveauté.
Des spécialistes “ramistes“ affirment que le livret est remarquable, non seulement par sa construction solide, allant droit au but, sans digression, mais aussi par l’utilisation de la musique des mots comme, les rimes en « oi » imitant le coassement des grenouilles, ou les éclats obsessionnels de la lettre « T’, chute finale du détestable « respecT ». Rameau paraît s’ébattre avec gourmandise dans le marécage…
N’oublions pas, enfin, que Platée est un ouvrage écrit et créé en plein XVIIIè. Un siècle “ bourré“ de paradoxes. On y décèle autant de fascination que de rejet pour le peuple et cette oralité très diverse qu’il porte. La civilisation de l’écrit progresse mais, nous sommes encore au siècle de l’ouïe. Parmi les cinq sens, le toucher et l’ouïe, bien plus que le regard, restent les modes spontanés d’appréhension du monde. C’est une période durant laquelle il y a abondance des traités de diction. Se déroule une farouche et étrange bataille entre les voyelles et les consonnes, les premières devant donner le souffle de l’âme, mais oui, pendant que les secondes n’être que de discrets appuis. Une personne distinguée a forcément une articulation veloutée, douce, pleine de voyelles, tandis que l’inculte fait se bousculer les consonnes et avalent les voyelles, ce qui est alors perçu comme une brutalisation de la langue. L’oral va se codifier. Les lettrés amènent à la création de leurs propres oralités, qui amènent les salons et l’art de la conversation, une sorte d’écriture orale. Il faut écrire au plus proche de la parole.
C’est un temps où la voix du roi est absente, le pouvoir absolu est secret et silencieux pendant que les ordonnances royales sont criées sur trois notes et que, dans les émeutes presque quotidiennes, on met les femmes devant parce que leurs cris effraient bien plus que ceux des hommes. Le roi lui, compare la voix du peuple à des coassements de grenouilles. Tous les mardis, c’est le “matin des grenouilles“ : le lieutenant général de police rapporte au roi ce qui se dit de lui dans les rues et sur les places. Mais si ce ne sont que grenouilles coassantes et excitées, pourquoi s’inquiéter de ce qu’elles disent ?
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