Ce soir, j’emmène Charlotte, une jeune amie de mon fils au Théâtre Daniel Sorano (auquel un comédien du Théâtre National Populaire surnommé Sorano de Bergerac, mort dans la fleur de l’âge, a laissé son nom) et je lui explique que ce lieu reste lié pour moi, outre la Compagnie du Grenier de Toulouse de Maurice Sarrazin et La Baraka de Didier Carette, au Living Theater de Julian Beck qui avait révolutionné le théâtre et ma vie, comme celles de beaucoup d’autres, il y a quatre décennies de cela ! Et s’il y a l’affluence des grands soirs, c’est qu’Eric Lareine* ne dépareille pas dans ce lieu-là. Bien au contraire !
Cela fait un bail qu’il promène sa silhouette dégingandée de descendant de Rimbaud sur toutes les scènes de France et de Navarre. Je n’oublie pas sa très rockandroll Rue de la sardine de Steinbeck au regretté Théâtre de la Digue (refuge des compagnies sans feu ni lieu sacrifié comme la Mounède et le Parc matériel régional Midi-Pyrénées sur l’autel du réalisme politique) ; ni son Ampleur des dégâts avec le fantastique Jean-Luc Amestoy au piano : un ami de Clermont-Ferrand, plutôt « classique » que j’avais entrainé au Bijou, sidéré, m’avait dit « il y a du Ferré en lui ». C’est vrai qu’il connaît ses « maitres », le bougre : quand il monte sur scène, « Ca tape ça tape ça tape Ca crie ça crie ça crie Ca tape ça crie ça gueule Et puis ça rotative » (Night and day). Mais il y a aussi du Jim Morrison pour les pauses prégnantes et les cris primaux (même s’il n’est pas dans le registre baryton).
On sent tout suite le danseur en lui, pas le mondain, mais le tanguero selon Borgès ; il se déplace sur scène avec une facilité et une fluidité qui cachent des années de travail. De même, il sait faire « monter la mayonnaise musicale », le bonhomme, et ses jeunes musiciens (« leurs enfants ») lient tout cela au diapason. Ils passent du rock au bastringue puis au blues en une mesure.
Il faut les citer tant ils sont à l’unisson : Pascal Maupeu (guitare électrique), Frédéric Cavallin (batterie, percussions), Cédric Piromalli (piano, claviers) et Loïc Laporte (basse, saxophones, clarinettes, guitare baryton, banjo et sifflements…!). Et tant leurs compositions portent allégrement les marées intérieures de leur « père ». Les lumières et la sonorisation sont à l’avenant, rondes, chaudes, sans les exagérations parfois associées à la musique électrifiée, avec juste un bémol : sur les paroxysmes, on perd un peu le texte (mais je dois bien être le seul à le regretter).
Loïc Lantoine en guest star apporte une grande vague de sympathie avec sa belle voix de basse et sa bonhomie sur 4 textes « anarcho-syndicalistes » du maitre de cérémonie (pour les putes et les avocats…).
Car l’écriture d’Eric Lareine tient largement la route : beaucoup de passion, énormément de sensualité et des bouleversements toujours renouvelés, quelque part entre Lautréamont et Artaud, avec des éclats de Cendrars :
… Je veille et c’est pas d’hier,
Les gares, les rails, forever.
Je suis un Ange Ferroviaire
Ses yeux sont voilés,
Bordés de regrets,
Du cœur chaud de la cité, elle a gardé le secret.
Je lis à livre ouvert au-dessus de son épaule,
des heures et des heures que nous roulons vers les pôles.
Tous les tramways s’appellent « Désir »,
Et pas qui s’appelle « Reviens »,
Je ne suis pas l’ange du Repentir.
.
Ses petites histoires ne dédaignent pas les rimes, mais pas celles sorties d’un dictionnaire, comme nombre de chanteurs à la mode, celles qui sortent des tripes, des poumons, puisqu’il s’agit d’embolie. Ma vie ne tient qu’à un fil, mais un fil de fer, un fil d’acier… Mais son humour surréaliste lui permet de tenir la distance.
Il faut dire qu’il l’a échappé belle !
Ses premiers disques péchaient par faiblesse de production (entendez par manque de sous), mais ce n’est plus le cas des deux derniers : Eric Lareine et leurs Enfants, enregistré et coréalisé par l’excellent Serge Faubert, et le dernier Embolie**, au titre quelque peu auto-ironique, va faire des heureux. Il y avait longtemps que la « chanson française à texte » attendait les fulgurances lareiniennes ; depuis le regretté François Béranger peut-être.
Mon invitée est séduite, à juste titre, par la voix forte, toujours vibrante, du sieur Lareine, une voix-harmonica, avec toutes les nuances du vieux ruines-babines. Et nous emportons dans la nuit des images tour à tour « rockailleuses » et tendres, d’un Ange des rails (sur un composition du grand Jean-Paul Raffit) qui n’a pas peur de rouler sa bosse, d’une chute (Tout tombe) à une berceuse pour petite fille (La fée d’Egypte), en passant par deux reprises : Le jeune garçon assassiné de Dame Patti Smith, la grand-mère du rockandroll, et un vieux rythm and blues de Liverpool, avec son d’orgue hammond garanti d’époque, de derrière les fagots…
Comme un marin à terre, Eric Lareine a fait escale au Théâtre Daniel Sorano, et celle-ci fera date dans l’histoire de ce lieu qui en a vu pourtant d’autres : un concert et un disque*** on the rocks à déguster avec un bon whisky. Avis aux amateurs !
E.Fabre-Maigné
27 septembre 2012
*www.myspace.com/ericlareine
**Embolie, Le Chant du Monde, Les Productions du Vendredi, Harmonia Mundi
***Sortie le 9 octobre 2012