Le temps est devenu bizarre écrivait Nazim Hikmet en 1946 à Varsovie : du soleil, de la pluie, de la neige ; c’est à cause dit-on, des essais atomiques… Et les derniers mois lui ont donné raison. Pourtant à Toulouse c’est déjà l’été, et du 13 au 17 juin, c’est la Fête de la Musique avant le solstice d’été, puisque Rio Loco a inauguré sa 18e édition, consacrée au Portugal et à sa langue, sous les tentes blanches de la Prairie des Filtres.
Les journalistes sont ici aux premières loges, immergés dans la musique, derrière la grande scène, avec leur bar et leur restaurant, pendant toute la durée de la manifestation : difficile de pas être enthousiaste ; même si par le passé Rio Loco a été souvent plus consensuel que novateur, orienté vers le plus grand nombre, avec des budgets qui ont semblé faramineux aux petits acteurs culturels. Fondé par Claude Llabres sous le nom de Festival Garonne, à la demande de Dominique Baudis, les premières éditions ont été de belles réussites avec les hommages de la Garonne aux fleuves, l’Arno, le Nil, le Gange, le Mississipi, la Volga… Et par la suite, il y en eut d’autres ; mais on ne peut cacher qu’il y a eu des ratés, comme ce concert annoncé de Youssou N’Dour qui vint en guest star… sur un seul morceau ! Et le rendez-vous avec le Guadalquivir et l’Espagne, que Toulouse porte au cœur depuis la Retirada, manqué pour avoir voulu occulter la dimension politique ; l’actuelle municipalité a remédié à ce ratage avec le festival Toulouse l’Espagnole, orchestré de main de maitre par Vicente Pradal sur le Quai de l’Exil Républicain Espagnol (pour longtemps encore nous l’éspérons).
Le Maire de Toulouse qui a ouvert cette 18° édition a fait table rase des couacs (justement stigmatisés par le collectif d’acteurs culturels du même nom), lui qui voulut tout naturellement avoir un audit de la manifestation la plus onéreuse de son héritage à la Mairie (avec Le Marathon des Mots) et dut passer sous les fourches caudines d’une association, quelque peu juge et partie, acharnée à défendre becs et ongle sa direction de l’époque, pourtant sujette à critiques. « Sans liberté de critiquer, il n’est point d’éloges flatteur » dirait Beaumarchais.
Heureusement, l’excellent travail de l’équipe du Festival, des petites mains, des fourmis de l’ombre qui font sa réussite populaire chaque année, a pris le dessus sur les critiques, et le public en masse n’a jamais boudé son plaisir. Force est de constater que les bons moments furent la majorité, en particulier sur les scènes annexes; je me souviens agréablement des concerts d’Idir, de Karamelo Santo, de Maurice El Médioni et Roberto Rodriguez, des Mahotella Queens, de la Familia Valera Miranda, Zachary Richard, Kathy Chiavola etc. etc.
Hervé Bordier, le nouveau directeur, a insisté justement sur cet héritage-là, mais aussi sur les nouvelles orientations : il veut transcender les fleuves et donc les pays pour atteindre à l’universalité des groupes culturels. Celui qui a fondé les Transmusicales de Rennes, où tous les Rocks sont passés, et va en plus de Rio Loco, diriger la nouvelle scène des Musiques actuelles, doit savoir ce qu’éclectisme veut dire. Souhaitons que la formule du portugais Miguel Torga : « L’universel, c’est le local moins les murs » s’applique désormais à son action.
De plus, il n’oublie pas d’insister sur l’aspect écologique dans ce site exceptionnel de Toulouse, longtemps baigné par les crues souvent ravageuses de la Garonne ; que le piétinement de plus de 10.000 pieds sous la pluie peut rapidement transformer en marigot; sans parler des traces des agapes aux nombreuses boutiques mises à disposition. D’abord piste de décollage, puis lieu d’entraînement des joueurs de rugby, puis enfin potagers pendant la guerre, la prairie devient un lieu de détente et de fête grâce à la construction de la digue du Cours Dillon à la fin des années 1970 permettant la création d’un des jardins les plus fréquentés de la ville : on y imagine encore au début du siècle dernier les promeneurs endimanchés peints par l’artiste impressionniste toulousain Henry Martin (1860-1943) sur une fresque décorant l’une des salles au Capitole. Cette promenade au bord de l’eau invite toujours à la flânerie autant qu’à la contemplation. « Aujourd’hui, lors du festival Rio Loco, c’est tout une ville qui descend sur ces berges comme pour y fêter le fleuve et la musique ».
Madame « le » Consul du Portugal (Mon Dieu, que la langue française est machiste !) a décliné une belle définition de la Lusofonia, les racines du mot (de luso-, dérivé du latin Lusitania, ancienne province romaine située en partie sur l’actuel Portugal et du suffixe grec -phoné, voix), et prônant des valeurs communes aux 8 pays qui la composent et parlent le portugais (langue appartenant à la branche romane de la famille des langues indo-européennes), mais aussi celles qui les rapprochent d’autres pays d’Europe et du Monde, dont la France et Toulouse*.
Elle a placé ce festival sous l’égide de Camões, le plus grand poète portugais (mais pas le seul**) du XVIe siècle, qui donnait au mot saudade une signification religieuse : le regret de ce qu’on a perdu, de ce qu’on n’a pas eu alors qu’on aurait pu l’avoir, de ce que de toute manière on n’aurait pas pu avoir… « Ce n’est pas la saudade Du monde où est née La chair, mais du ciel, De la Cité Sainte D’où cette âme est descendue. » Tout à fait de circonstance pour cette manifestation !
Sur la grande scène, c’est Madredeus, après dix ans d’absence, qui ouvrait les festivités. Sans Teresa Salgeuiro partie, paraît-il, faire une carrière solo. Je me souviens avec émotion de leur premier concert à Toulouse, à la Salle Bleue de l’Espace Croix-Baragnon (du temps où elle était ouverte au monde tout en accueillant les artistes toulousains sans feu ni lieu) : cette voix céleste et les arrangements de Pedro Ayres Magalhes, le mélange de sa guitare, de l’accordéon, du violoncelle et des claviers, ce mariage de musique classique et de musique traditionnelle, nous avaient transporté dans un monde magique ; et leur amour transparaissait à chaque chanson comme sur O Ladráo en duo : elle cachait pudiquement leurs mains jointes derrière son dos. Autre temps, comme l’écrivait Camões encore :
Changent les temps et changent les désirs,
Et change l’être et change la confiance ;
Tout l’univers est fait de changement,
Prenant toujours des qualités nouvelles.
Sans cesse nous voyons des nouveautés
Différentes et out de notre attente ;
Des maux, le souvenir garde la peine,
Et des biens, s’il y en eut, l’amer regret.
Le temps couvre le sol d’un vert manteau
Après l’avoir couvert de neige froide,
Et change en pleurs la douceur de mon chant.
Et non content de changer chaque jour,
Changeant ainsi il nous surprend encore,
Car il ne change plus comme il faisait jadis.
Le groupe connut la célébrité internationale en 1994 en composant la bande originale du film Lisbon Story, à la demande expresse de Wim Wenders. La nouvelle chanteuse chante toujours O Pastor, fort bien mais sans la même flamme ; et le son « grand public » m’a écorché les oreilles, mais c’est la rançon d’une fête populaire. Le cher Neil Young, « rocker toujours vert », qui fait la couverture du Télérama de cette semaine, rappelle que pour les gens de notre génération, habitués aux subtilités du son vinyle, celui du compact disque, présenté comme un progrès, est une régression pour l’oreille ; et il sait de quoi il parle.
Le reste de la programmation est plus resserrée que les années précédentes, sans énorme vedette (à l’exception peut-être de Lenine et Mariza) mais avec des groupes festifs et des artistes à découvrir, en particulier Luis Guerreiro ou António Chainho à la guitare portugaise
. « Au Portugal, la Poésie est une chose si naturelle que tous les bergers sont poètes et toutes les servantes poétesses » écrivait au XVIIIe siècle le bénédictin espagnol Sarmiento ; et l’anthologie d’Antonio Manuel Couto Viana n’en comptait pas moins de 141 pour un pays d’à peine 10 millions d’habitants. Gageons qu’il en est de même pour la musique.
Sera présente l’ombre de la grande Cesaria Evora invitée avant sa disparition, Miss Perfumado, cette grande gourmande à la voix unique qui a brulé sa vie par tous les bouts, lors de l’hommage qui lui sera rendu avec en particulier Téofilo Chantre, un de ses auteurs compositeurs préférés.
Le village est toujours bien sympathique avec ses guinguettes aux couleurs rouges et vertes cette année et il est fortement recommandé d’y flâner en dégustant quelque spécialités, avant, pendant ou après les concerts.
En repartant dans une belle soirée, je pense à Luiz-Vaz de Camões dont la vie est souvent considérée comme une romanesque suite de malheurs***, mais qui porta toujours très haut l’Amour et la Poésie ; j’aperçois les dents de lait des Pyrénées dans le soleil couchant et me remémore ses vers :
L’admirable fraîcheur de ces montagnes,
Le demi-jour sous verts châtaigniers,
Le lent cheminement de ces ruisseaux
D’où toutes les tristesses sont bannies ;
Le bruit sourd de la mer, l’étrange terre,
Le coucher du soleil sur les collines,
Le retour au bercail des troupeaux attardés,
Des nuages épars l’inoffensive guerre ;
Enfin tout ce que l’offre la Nature,
Si singulière en sa diversité,
M’est importun si je ne te vois pas.
Sans toi, tout me chagrine et m’impatiente ;
Sans toi, je suis perpétuellement
Au plus fort de la joie dans la pire tristesse.
Souhaitons les meilleurs augures à ce Rio Loco, et que la pluie ne vienne pas gâcher les bonnes vibrations (la météo est optimiste), et que les artistes y soient une fois de plus en Majesté :
Passe un roi, et c’est le Poète.
Non par son pouvoir d’ordonner,
Mais par sa grâce, et magique, et secrète,
D’imaginer.
Son spectre : la plume, aveugle navette
Du métier à tisser les vers.
Son manteau, c’est la peau, pure hermine que fouette
La fange des chemins divers.
Un grand souverain
Au triste destin :
Un monstre humain
De droit divin
(Miguel Torga)
E.Fabre-Maigné
13-06-2012
*Rappelons que le Portugal a commencé la conquête du monde avant l’Espagne et la France. Au XVIe siècle, ce pays contrôlait déjà un immense empire dans l’océan Indien, le golfe Persique, les mers de Chine et du Japon. Cet empire portugais s’est écroulé lors du rattachement du Portugal à la couronne d’Espagne (1580-1640), puis l’expansion coloniale s’est poursuivie au Brésil au XVIIe siècle et en Afrique au XIXe siècle. On ne dénombre que deux pays où le portugais est la langue maternelle de la grande majorité de la population: le Portugal et le Brésil. Mais au Portugal les minorités de ce pays font usage du galicien et du romani (langue des gitans). Le Brésil, ancienne colonie portugaise, a dépassé depuis longtemps la mère patrie par le nombre de ses locuteurs lusophones ; les minorités y sont constituées principalement des Amérindiens (appelés «Indiens») et des immigrants d’origine européenne. Les véritables lusophones sont donc répartis seulement dans deux pays et comptent environ 180 millions de locuteurs. Cinq pays d’Afrique utilisent le portugais comme langue officielle, qui correspond en ce cas à une langue seconde pour les habitants de ces pays. Ce sont tous des anciennes colonies portugaises qui n’ont accédé à l’indépendance qu’après 1974.
En 1996, le Portugal ainsi que six de ses anciennes colonies ont fondé la Comunidade dos Países de Língua Portuguesa (CPLP), la Communauté des pays de langue portugaise. Les pays membres sont les suivants: l’Angola, le Brésil, le Cap-Vert, la Guinée-Bissau, le Mozambique, le Portugal et Sao Tomé et Principe; le Timor oriental est admis à titre d’observateur. La nouvelle communauté a pour but de promouvoir la langue portugaise ainsi que la culture commune qui unit les pays membres. Plus particulièrement, les pays lusophones désirent collaborer dans le domaine de l’éducation, mais chercheront aussi à renforcer les liens culturels, politiques et économiques.
**Elle aurait pu aussi citer Fernando Pessoa Os castellos Les châteaux :
L’Europe est un gisant reposant sur les coudes :
Oui, elle gît d’Orient en Occident, le regard fixe,
De romantiques mèches de cheveux tombant
Sur ses yeux grecs, occupés à se souvenir.
Son coude gauche est vers l’arrière déplacé ;
Le droit en angle est disposé.
Italie dit le premier, là où il est étendu ;
Angleterre, dit le second, là où sur le côté,
La main vient faire un socle où s’appuie le visage.
Elle fixe, de son regard de sphinge, de son regard fatal,
L’Occident, futur du passé.
Son visage au regard fixe est le Portugal.
***Il commença par blesser un suivant du roi pendant la Fête-dieu, ce qui lui valu d’être emprisonné. Libéré, il s’éprit d’un violent amour pour Catherine d’Atayde, à laquelle il écrivit des poèmes, mais le père de la jeune femme le fit exiler. Il partit pour le Maroc, où il manqua mourir et perdit un œil. N’ayant plus de patrie, et presque défiguré, il tenta sa chance en s’embarquant pour l’Inde mais la flotte sur laquelle il était embarqué sombra au cours d’une tempête. Il atteignit pourtant Goa, où il put passer quelques années heureuses et écrire contre les mauvais traitements que les portugais faisaient subir aux nations qu’ils avaient colonisées. Rentré à Lisbonne, il put faire publier sa grande œuvre « Les Lusiades », qui fut admirée. Ce qui ne l’empêcha pas de finir sa vie dans la misère, à tel point qu’il mourut sur un grabat dans l’indifférence générale. Mais c’est souvent le lot de bien des poètes et des musiciens, et aussi celui d’illustres inconnus qui jonchent les trottoirs de nos cités, tandis que nous avons le privilège de faire la fête à la Prairie des Filtres.