L’Arpeggiata, ensemble vocal et instrumental de musique ancienne (dont le nom est emprunté à une toccata du compositeur germano-italien du début du XVIIe siècle Girolamo Kapsberger), à géométrie variable, centré autour de la personnalité flamboyante comme sa chevelure de sa directrice musicale Christina Pluhar qui a bien des cordes à son arc (harpe baroque, théorbe, guitare baroque, chitarra battente, s’il vous plaît), nous emmène aux sources de jouvence du monde baroque depuis plus de 24 ans.
Je me souviens avec bonheur de leurs enregistrements de Stefano Landi Homo fugit velut umbra avec le ténor Pino de Vittorio à plus récemment Mediterraneo enluminé par quelques-unes des plus belles voix féminines de cette Mare Nostrum.
Sans oublier La Tarentella Antidotum Tarantulae avec la grande Lucilla Galeazzi.
Christina Pluhar retrouve une nouvelle fois pour un programme original, comme ils aiment à les concocter ensemble pour faire des folies musicales, le contreténor Philippe Jaroussky. Et le moins qu’on puisse dire, selon le joli mot de je ne sais plus qui, que celui-ci « joue à chant perché sur les arpèges fins, raffinés, nobles, voluptueux, fougueux, fulgurants de sa complice« . Ils nous invitent à découvrir des « airs de cour« , ces mélodies raffinées donc, perles oubliées de la musique ancienne française du XVIIe siècle où leur complicité fait merveille.
L’air de cour français de cette époque est un genre fortement influencé par les musiques baroques espagnole et italienne, les compositeurs français n’hésitant pas à écrire dans les langues de Dante et Cervantès (ou un mélange des deux et d’autres), comme en témoigne la « Passacalle de la Follie » d’Henry de Bailly qui donne son nom à l’album (3).
Le thème privilégié des 16 pièces choisies par Pluhar et Jarrousky est l’Amour, tantôt joyeux et printanier, tantôt désespéré, confinant à la mélancolie voire à la folie.
Le jeu de théorbe de Christina Pluhar, sa basse continue minutieuse et organique, sont toujours les pierres angulaires de l’Ensemble. Mais les autres instruments et leurs interprètes sont mis en lumière à tour de rôle: Doron Sherwin qui a été surnommé « le John Coltrane du cornet à bouquin » (!!!!), Maximilian Ehrhardt à la harpe baroque, Josep Maria Martí Duran à la guitare baroque et au théorbe, Kinga Ujszaszi au violon baroque, Lixania Fernandez (qui m’a fait penser à une Reine de Saba à la crinière léonine violette) à la viole de gambe, David Mayoral aux percussions, Dani Espasa au clavecin (qui souvent ne peut pas s’empêcher de swinguer sur son clavier) et Leonardo Terrugi à la contrebasse, un véritable tour du monde d’étoiles de la musique vivante.
Tout a été dit et écrit sur le talent exceptionnel de Philippe Jarousski mais sa gestuelle « simple mais de bon goût » comme l’a dit une voix féminine derrière moi, n’exclut pas l’humour et fait ressortir un côté lutin facétieux fort bienvenu.
Les morceaux de bravoure s’enchainent et coulent comme l’eau d’un torrent de haute montagne, souvent allègres et guillerets, parfois mélancoliques, alternant avec des instrumentaux bien enlevés.
De Nos esprits libres et contents à Music for a while d’Henry Purcell (rendu célèbre par un autre grand counterténor, Alfred Deller) en passant par le Concert des différents oyseaux d’Étienne Moulinié et par Ma bergère est tendre et fidèle (dont le texte est sommet de kitsch heureusement transcendé par la mélodie) jusqu’à A la fin de cette bergère d’Antoine Boësset:
Sans oublier Enfin la beauté d’Etienne Moulinié dont la mélodie m’a rappelé de façon incongrue, je ne sais pas pourquoi, Plaisir d’amour de Jean-Pierre Claris de Florian dans la version de Marianne Faithfull à l’Olympia en1966: Plaisir d’amour ne dure qu’un moment, Chagrin d’amour dure toute la vie…
Ce répertoire laisse place à l’improvisation par exemple avec des accents flamencos sur la Passacalle de La Folie ou jazzy sur La Vinciolina aux beaux soli de violon.
On ne peut que se laisser entrainer par le rythme à trois temps lent et entêtant de la passacalle (passacaille, passacaglia, pasacalle…, les noms de cette danse très prisée aux XVIIe et XVIIIe siècles sont nombreux, tout comme leurs orthographes) et les variations sur le célèbre thème de la « Folia », également appelée Follia en italien, ou communément Folies d’Espagne, apparue au XVe siècle au Portugal, dont le thème a servi pour des variations à plus de 150 compositeurs, de Lully à Sergueï Rachmaninov en passant par Arcangelo Corelli et Antonio Vivaldi bien sûr.
Et le public tape volontiers dans ses mains tous les 3 temps sur le Canario d’Allegri.
J’ai un petit faible pour Aux plaisirs, aux délices bergères de Pierre Guédron dont les vers s’inspirent de ceux du cher Pierre de Ronsard ou de Clément Marot sans leur arriver à la cheville, mais dont la mélodie ne me lâche plus:
Aux plaisirs, aux délices bergères,
Il faut estre du temps ménageres :
Car il s’escoule & se perd d’heure en heure,
Et le regret seulement en demeure.
A l’amour, au plaisir, au boccage,
Employés les beaux jours de vostre âge.
Maintenant la saison vous convie
De paser en aymant vostre vie :
Des-ja la Terre à pris sa robe verte,
D’herbe & de fleurs la campagne est couverte.
A l’amour.
Le cristal fugitif des fontaines
Va bordant les chemins & les plaines :
L’Aurore espend au Ciel autant de roses
Qu’elle en descouvre en la terre d’escloses.
A l’amour.
Du Printemps les plus belles journées
Semblent estre aux amours destinées :
Le Soleil vient, & r’apporte de l’onde
Le feu d’Amour, avec celuy du monde.
A l’amour.
Les ruisseaux vont aux plaines fleuries
Cajolant, & baisant les prairies :
Le doux Zephir parle d’amour à Flore,
Et les Oyseaux en parlent à l’Aurore.
A l’amour.
On ne void que des feux & des dances,
On n’entend que chansons & cadances,
Et le vent mesme escoutant ces merveilles,
Ferme la bouche, & non pas les oreilles.
A l’amour.
Ce qui vit, qui ce meurt, qui respire,
D’amour parle, ou murmure, ou soupire :
Aussi le cœur qui n’en sent la pointure
S’il est vivant, il est contre nature.
A l’amour.
Deux rappels à l’aune de l’humour jarousskien, Besame Mucho, cet aria de Granados, – boléro en do mineur devenu la chanson espagnole la plus reprise du XXe siècle -, en duo avec la magnifique violoncelliste, et Déshabillez-moi, ce tube de Juliette Gréco longtemps boycotté par les radios nationales, où il esquisse un strip-tease tout à fait de circonstance, ont déchainé une standing ovation du public déjà aux anges, dans cette Halle aux Grains qui était l’écrin parfait pour cette musique.
Cette invitation au voyage m’as pris comme une mer bien loin du chaos de notre monde où la guerre fait rage partout autour de nous, et je me suis surpris à murmurer les vers de Lamartine, Ô temps suspends ton vol:
Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices !
Suspendez votre cours :
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours !
Merci aux Grands Interprètes ! (4)
Alors que je sirotais un Negroni pour rester dans l’ambiance italienne dans un bar enon moin de la Halle aux Grains, mon voisin de droite d’un certain âge expliquait très doctement à sa jeune compagne « qu’au XVIIIe siècle, Jaroussky aurait été castré pour avoir cette voix féminine. »
J’ai voulu lui expliquer, en m’excusant, que les contreténors n’ont rien à voir avec les castrats d’antan (5); s’ils travaillent avec leur voix de tête, pour avoir ce timbre clair et lumineux d’enfant, cette voix d’ange, ils sont tout aussi capables de chanter avec leur voix grave (et naturelle) de ténor ou baryton (ce que Jaroussky a fait à deux reprises dans ce concert pour s’amuser).
Il m’a regardé comme un extra-terrestre et n’a pas daigné me répondre, entrainant rapidement par le bras la jeune femme, « de peur peut-être que vous ne lui cassiez la baraque » m’a dit en souriant ma voisine de gauche.
Bizarre écho pour un concert d’anthologie…
Mais en m’endormant cette nuit-là, j’avais encore en tête les arpèges divins de Philippe Jarrousky et de l’Arpeggiata; et comme la musique n’a pas de sexe, je me suis souvenu, à propos de cette voix cristalline, d’un grand poète, Yves Bonnefoy disparu en 2016, célébrant la voix de Kathleen Ferrier, lors de sa dernière apparition en public dans le rôle d’Orfeo de Monteverdi au Royal Opera House en février 1953, peu de temps avant sa disparition prématurée à 41 ans suite à un cancer du sein:
Je célèbre ta voix mêlée de couleurs pures
Qui hésite aux lointains du chant qui s’est perdu
Comme si au-delà de toute forme diaphane
Tremblât un autre chant et le seul absolu.
PS. sauf impondérable, je reviendrai avec plaisir dans cette belle salle le vendredi 22 novembre à 20h pour un autre concert d’anthologie: celui du violoniste Jean-Marc Phillips-Varjabedian, un autre musicien de ma Pléiade musicale, avec d’une part le trio Wanderer et d’autre part l’Ensemble Vagabundo. Du soleil pour les oreilles ! Les rythmes et mélodies fusent, d’où qu’ils viennent : Argentine, Espagne, Cuba, Balkans, Arménie ; du klezmer au Latino-jazz.
Organisé de plus pour l’Enfance d’Arménie et d’ailleurs, avec fidélité pour la 28° fois, par l’Amicale des Arméniens de Toulouse et de Midi-Pyrénées. Une noble cause.
A ne pas rater !
https://billetterie.festik.net/guiank/
Pour en savoir plus :
1) L’Arpegiatta https://arpeggiata.com/about-arpeggiata
3) Antoine Boësset, sieur de Villedieu, (1587-1643) a dominé la vie musicale à la Cour de France durant la première moitié du XVIIe siècle, comme Étienne Moulinié (1599-1676) d’origine languedocienne, et surtout Pierre Guédron, chantre et luthiste, (1565-1620) surintendant de la Musique de Chambre du roi (l’emploi le plus élevé possible, avec celui de sous-maître de la Chapelle du roi), tout en publiant un nombre d’airs considérable…
5) Dans la musique occidentale, et particulièrement la musique sacrée et baroque, un contre-ténor (ou contreténor) est le type de voix masculine utilisant principalement sa voix de tête (ou de fausset), et dont la tessiture peut correspondre à celle d’une soprano, à celle d’une alto, ou à celle d’une contralto ou de leurs homologues masculins. Le contre-ténor, appelé aussi falsettiste, est à différencier du haute-contre qui est un ténor utilisant sa voix de tête pour les aigus ou sur-aigus (Wikipedia).
Par contre, un castrat était un chanteur (de sexe masculin) dont la voix n’a pas mué parce que ses glandes génitales ont été ‘castrées’, c’est-à-dire retirées par opération chirurgicale entre l’âge de 7 et 12 ans. Son appareil vocal ne s’est pas développé tandis que le reste de son corps a bien grandi pour atteindre sa taille adulte.
Jusqu’au XIXe siècle, les femmes ne sont pas autorisées à chanter dans les églises !
Au 17e et 18e siècle, en Italie tout particulièrement, le public vient à l’opéra pour applaudir leurs performances vocales, et les compositeurs s’emploient à mettre en valeur les couleurs de la voix, les ornements et les vocalises.
Si on ne trouve plus aucun chanteur de la sorte aujourd’hui (et c’est tant mieux), ils ont été célébrés et adulés par le public européen pendant près de deux siècles, inspirant les œuvres de grands compositeurs tels que Monteverdi, Haendel ou Rossini, le plus célèbre étant Farinelli auquel Gérard Corbiau a consacré un film superbe en 1994.
Dans l’Antiquité, selon certaines croyances ou rituels, certains hommes se privent (eux-mêmes, vraisemblablement) de leurs parties génitales. De l’autre côté du globe, dans la Chine impériale, la castration est aussi bien employée comme punition que stratégie politique. En effet, on considère que les hommes privés de leurs ‘parties’ et qui ne peuvent donc pas féconder sont de parfaits conseillers : dévoués mais sans aucune velléité à prendre le pouvoir.
D’autres cas célèbres de castration sont les eunuques de l’Empire ottoman, gardiens des harems et sérails. Et ceux-ci ne sont peut-être pas sans rapport avec nos chanteurs castrats superstars de l’époque baroque. En effet, certains supposent que les Européens ont découvert les chants d’eunuques suite à l’invasion musulmane de la péninsule ibérique. Et le premier castrat recensé à la Chapelle Sixtine de Rome, au XVIe siècle, est d’ailleurs d’origine espagnole…