Cette chronique est un complément à celle sur l’exposition
SPIROU DANS LA TOURMENTE DE LA SHOAH
Au Musée de la Résistance et de la Déportation
http://musee-resistance.haute-garonne.fr
52 allées des Demoiselles 31400 Toulouse 05.34.33.17.40
> L’exposition « Spirou dans la tourmente de la Shoah »: l’espoir malgré tout !
J’avoue être allé voir ce film très médiatisé à reculons, contrairement à mon épouse, mais le sujet m’intéressait, comme tout ce qui touche à l’Histoire sous toutes ses facettes, y compris « la banalité du mal » parfaitement analysée par Hannah Arendt (1906-1975) au grand dam de certains de ses contemporains, tout en appréhendant d’être submergé par mes émotions.
L’affiche est belle, très image d’Épinal. Mais comme l’a dit Jean Cocteau (1889-1963), lors de son discours de réception à l’Académie française: “Si l’homme est à l’image de Dieu, ce doit être une image d’Épinal, bien sommaire, bien naïve et de couleurs bien enfantines.”
D’un simple point de vue formel, je laisse la plume à mes éminents confrères de Culture 31 spécialistes du 7e Art. Mais même si les acteurs sont irréprochables, je dirai même remarquables, (et ce n’était pas une sinécure, ils ont hésité avant s’engager), même si l’utilisation des couleurs vives et l’environnement sonore plus narratif qu’un long discours ne m’ont pas laissé indifférent, la composition musicale m’a déçu, car je connais des musiciens contemporains, que ce soit le regretté Roger Trigaux de Présent (hélas disparu en 2021) ou Daniel Denis d’Univers Zéro ou même Christian Vander et Janik Top de Magma dans De futura, qui auraient bien mieux, à mon goût, traduit cette ambiance étouffante pour le spectateur non averti:
Promenade au fond d’un canal de Roger Trigaux
Je regrette par ailleurs des faiblesses dans le scénario, avec des ellipses impromptues et des passages oniriques déroutants, et de ne pas voir le film se clore sur le nettoyage du musée grand public qu’est devenu aujourd’hui ce camp d’extermination modèle, le dernier retour au passé me semblant inutile.
Concernant le fond, il faut remercier les historiens d’avoir révélé au grand jour cet aspect abyssal de l’horreur contemporaine: comme l’a dit un militaire, Ferdinand Foch, « un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir« ; je renchérirai « une humanité sans mémoire est une humanité sans avenir« . J’aimerais d’ailleurs savoir ce qu’ont pensé du film Laurent Joly et Tal Bruttman, historiens de la Shoah, venus récemment au Musée de la Résistance et de la Déportation.
Rudolf Höss, commandant d’Auschwitz, et sa femme Hedwig ont aménagé une vie de rêve pour leur famille dans un pavillon coquet à côté du camp d’Auschwitz, avec potager et jardin exubérant nourris des cendres des suppliciés dans les fours crématoires. Une valetaille de femmes polonaises soumises et effacées (dans la réalité, la nounou préférée des cinq enfants était, parait-il, l’une des plus féroces kapos…), s’active pour laver, repasser, briquer les sols et cuisiner sous les ordres de Madame qui n’hésite pas à les menacer de « finir en cendres ». Il y a même une bonne à tout faire dédiée au plaisir sexuel de Monsieur, comme dans les bonnes maisons bourgeoises; car le nazisme a permis de nombreuses ascensions sociales et celle-ci était exemplaire.
Les déjeuners petits et grands, les fêtes de famille et les pique-niques-baignades au bord de la rivière rythment leur quotidien idyllique. Un mur d’enceinte les isole de l’enfer, traversé cependant par des ordres brutaux, des aboiements de chiens, des cris et des coups de feu, mais tout ce petit monde fait comme si de rien n’était; il y a bien jour et nuit ces cheminées rougeoyantes et ces fumées délétères (on dirait parfois des centrales nucléaires), mais le cinéma ne restitue pas encore les odeurs. La vie est bucolique dans cette bulle au cœur de la « zone d’intérêt » du titre, les 40 kilomètres qui encerclaient le camp, mais c’est un huis clos oppressant. En réalité la maison n’était pas mitoyenne du camp, mais ce parti-pris peut s’expliquer par une volonté d’accentuer encore l’horreur de la situation et sensibiliser davantage les spectateurs du film, si besoin était.
S’il le réalisateur a respecté l’interdit formulé par Claude Lanzmann de « ne pas représenter ni fictionnaliser la Shoah« , j’ai trouvé la mise en scène, récompensée par un Grand Prix du Jury au festival de Cannes, et encensée par la majorité de la critique, (trop) maîtrisée et esthétisante (à outrance): les écrans totalement noirs, blanc ou rouges pendant de très longues minutes ne m’ont pas convaincu. Dommage.
Après avoir vu ce film, et avoir été déçu, je recommande plutôt à mes fils la lecture du livre du même nom écrit par Martin Amis (1949-2023) récemment disparu, et dont le cinéaste n’a gardé grosso modo que le nom, le lieu, et la trame: une manière habile de caricaturer le mécanisme de l’horreur sous la forme d’un marivaudage bucolique pour le rendre plus insoutenable encore.
Et surtout La mort est mon métier, publié en 1952, du grand Robert Merle (1908-2004), romancier quelque peu oublié aujourd’hui, -dont j’avais adoré adolescent L’île, une fiction inspiré de l’histoire des Révoltés du Bounty, un groupe de marins mutinés se réfugiant sur une île déserte et tentant d’y organiser une société civilisée (1)-: basé sur les interrogatoires par un psychologue de Rudolf Höss (dont le film « oublie » de préciser qu’il fut pendu à Nuremberg), révélant l’univers concentrationnaire nazi, dont certains osent écrire encore aujourd’hui qu’il n’a jamais existé, sans parler de ceux qui en sont nostalgiques (2). Je n’oublie pas que ce roman-vrai, comme dirait Javier Cercas, fut ignoré ou descendu par la critique: à l’époque, on ne parlait pas de ces choses-là; pour ne pas s’interroger sur « la soumission par devoir à un ordre, à un chef »…

Robert Merle
Il y a bien des façons de tourner le dos à la vérité. On peut se réfugier dans le racisme et dire: les hommes qui ont fait cela étaient des Allemands. On peut aussi en appeler à la métaphysique et s’écrier avec horreur, comme un prêtre que j’ai connu: « Mais c’est le démon ! Mais c’est le Mal !… ».
Je préfère penser, quant à moi, que tout devient possible dans une société dont les actes ne sont plus contrôlés par des principes démocratiques. Dès lors, le meurtre peut bien lui apparaitre comme la solution la plus rapide à ses problèmes.
Ce qui est affreux et nous donne de l’espèce humaine une opinion désolée, c’est que, pour mener à bien ses desseins, une société de ce type trouve invariablement les instruments zélés de ses crimes.
C’est l’un de ces hommes que j’ai voulu décrire dans La Mort est mon Métier. Qu’on ne s’y trompe pas: Rudolf Lang (pseudonyme de Höss dans le roman) n’était pas un sadique. Le sadisme a bien fleuri dans les camps de la mort, mais à l’échelon subalterne. Plus haut, il fallait un équipement psychique très différent.
Il y eu sous le nazisme des centaines, des milliers, de Rudolf Lang, moraux à l’intérieur de l’immoralité, consciencieux sans conscience, cadres que leur sérieux et leurs « mérites » portaient aux plus hauts emplois. Tout ce que Rudolf fit, il le fit non par méchanceté, mais au nom de l’impératif catégorique, par fidélité au chef, par soumission à l’ordre, par respect pour l’Etat. Bref, en homme de devoir: et c’est en cela justement qu’il est monstrueux.
Extrait de la préface du livre écrite par Robert Merle signée du 27 avril 1972.
Dans le même registre, mais avec moins de talent, dans le romain vrai de Romain Slocombe, un écrivain d’aujourd’hui, Monsieur le Commandant, décrit parfaitement l’engrenage dans lequel est pris un écrivain collaborationniste, bon chrétien et patriote, un français à l’âme bien trempée, qui l’entraine dans les abysses de l’abjection.
C’est avec un grand plaisir que je vais aller me rincer l’œil avec Bonnard, Pierre et Marthe, le film réalisé par Martin Provost avec Cécile de France et Vincent Macaigne: même si la critique n’est pas dithyrambique comme pour Zone d’intérêt, le bucolique y sera, je pense, sans arrière-fonds nauséabonds. Bonnard était le peintre préféré de Georges Bemberg, dont la fondation dans l’Hôtel d’Assézat vient de rouvrir ses portes après trois ans de travaux: j’aurai l’occasion de vous faire part de mes impressions.
Et avant cela, j’attends avec impatience la nouvelle création d’Alberi Sonori, Matizia,
Le samedi 3 février 2024 • 20h •
Le Kiwi, Place Jean-Jaurès 31520 Ramonville-Saint-Agne
05 61 73 00 48

Alberi Sonori
Dont je vous tiendrai sans doute informés.
Comme le dit un proverbe piémontais: Ciascuno cresce solo si sognato, Chacun ne grandit que s’il rêve.
Pour en savoir plus :
1) Sans doute, l’aventure des mutinés du Bounty inspira-t-elle à Robert Merle un autre grand roman paru en 1972, mais d’anticipation celui-là (aujourd’hui on dirait science-fiction), Malevil: Une guerre atomique dévaste la planète, et dans la France détruite un groupe de survivants s’organise en communauté sédentaire derrière les remparts d’une forteresse. Le groupe arrivera-t-il à surmonter les dangers qui naissent chaque jour de sa situation, de l’indiscipline de ses membres, de leurs différences idéologiques, et surtout des bandes armées qui convoitent leurs réserves et leur » nid crénelé » ?
2) L »épouse et les enfants de Rudolf Höss n’ont jamais renié leurs convictions nazies, ais-je lu, sauf un petit-fils qui consacre sa vie à raconter l’histoire édifiante de son grand-père, en la dénonçant; cela ne ma pas étonné outre mesure d’apprendre qu’il est considéré par sa famille comme un traitre…
3)