En cette belle rentrée musicale, le hasard m’a fait lire coup sur coup Berlin Requiem de Xavier-Marie Bonnot, paru chez Plon en 2021, et Fugue américaine de Bruno Le Maire, paru à la Nrf en avril dernier. Ils ont pour point commun de mettre en scène une personnalité historique du monde de la musique : le chef d’orchestre Willem Furtwängler pour le premier et le pianiste Wladimir Horowitz pour le second. Un des meilleurs chefs d’orchestre de tous les temps et le plus grand pianiste du XXème siècle ou peu s’en faut, tous les deux au chœur d’une intrigue romanesque où personnages de fiction, situations imaginaires, sont imbriqués dans la grande Histoire et ce qu’on sait des musiciens.
Hélas, le second livre a bien davantage été critiqué, souvent moqué, que le premier, en raison de la notoriété de son auteur. Ce n’est pas tous les jours que le troisième personnage de l’État publie un roman tourmenté, psychologique, cru, déroutant. Car le roman de Bruno Le maire est collant. A La Havane en 1949, il fait chaud, on transpire. Les peaux sont très présentes, dans une proximité qui devient presque gênante. Les miasmes, les gênes stomacales et les envies sexuelles contrariées d’Horowitz prennent corps et se déploient. On ne rentre pas dans l’intimité créatrice, mais dans celle du quotidien parfois nauséabond. Il ne faut donc pas de tromper en se saisissant du livre : ce n’est pas une déclaration d’amour à la musique.
Le grand parti pris est de pénétrer la tête du pianiste. Le personnage inventé, Oskar Vertheimer, est celui d’un psychiatre ; la rencontre entre le médecin de l’âme et le virtuose des claviers se fait un soir de concert à La Havane. Horowitz se l’attache, ils se suivront pendant de nombreuses années et pages. On s’attend donc à percer la psychologie du pianiste, à mieux comprendre les ressorts des dépressions qui l’auront tenu loin de la scène pendant de très nombreuses années. Mais ce sujet central est tenu un peu à l’écart par les considérations du quotidien, des tracasseries de Wanda, les sentences sur la musique, l’entretien de l’intrigue romancière entre le psychiatre et son frère, pianiste raté.
De manière paradoxale, c’est ici qu’apparaît une des réussites du roman : il décrit la « petite vie » d’Horowitz, alors qu’il est déjà un artiste consacré. Les lieux, les objets, les manies, dessinent un portrait réaliste, que l’on peut ensuite superposer à tel enregistrement qui nous viendrait en tête. Peut-être ce disque Clementi chez RCA ? Puisque c’est ce compositeur qui nous a rendu le pianiste à la scène…
Un autre point fort : les quelques 50 pages où Sviatoslav Richter est portraitisé. Bruno Le Maire compare avec habilité les exils respectifs de ces deux pianistes nés russes, l’un aux Etats-Unis et l’autre en absurdie soviétique. Il raconte tout ce qui les oppose : le jeu, l’attitude sur scène, l’ombre et la lumière, la solitude et le bruit. C’est habile, les mots sont justes et simples. Cela m’a donné envie d’écouter Richter. Un disque Rachmaninov, chez Praga… quelle puissance, quelle rigueur, quelle merveille.
Mais les atermoiements des frères Wertheimer me passent très loin… de même, toutes ces phrases en anglais ou allemand, franchement, pourquoi faire ?
Dans le roman de Bruno Le Maire, on évoque de manière récurrente le rapport du pouvoir soviétique à la musique (notamment au travers de la figure de Chostakovitch). C’est le sujet central du livre de Xavier-Marie Bonnot : les nazis et la musique. Il s’agit presque d’un documentaire sur la manière dont Furtwängler a jonglé avec le 3ème Reich, mais il est aussi traversé par un souffle romanesque qui emporte tout. Les trois héros fictifs, un jeune musicien, sa mère chanteuse et une gouvernante, entrelacent le récit d’un fil haletant. Les deux autres ingrédients du livre, la vie réelle du chef d’orchestre et les considérations sur le rapport entre politique et musique, rendent la lecture captivante de bout en bout. On ne décroche pas !
Et donc : faut-il pardonner à Furtwängler de s’être lié avec le régime nazi ? Entre résistance et compromission, son attitude est surtout faite d’une attente perpétuellement frustrée de jours meilleurs, absolutisant la musique et la plaçant au-dessus des querelles du temps, fussent-elles génocidaires. Il s’est enfoncé, souffrant de tout, de ne pas pouvoir sauver les musiciens juifs, de devoir jouer devant Hitler, de perdre le contrôle… mais il est resté, jusqu’à être relevé dans le cadre des procès qui l’ont absous.
Qu’écouter après avoir reposé la merveille de Xavier-Marie Bonnot, qui se lit d’un souffle ? La 9ème de Beethoven bien sûr, tellement présente dans ces pages. Et tant qu’à choisir, la version de 1942 avec le Philarmonique de Berlin ! On y est ! Quelle incroyable fureur, une interprétation à couper le souffle, captée avec un seul micro…