Le romancier Alexis Legayet s’intéresse aux questions majeures de notre époque : l’emprise des techno-sciences, le véganisme, le néo-féminisme, la transformation des gênes. Il le fait avec humour, avec un sens de la satire, et un esprit critique, qui rendent ses fictions délectables. Après Délivrez-nous du mâle (Æthalidès, 2021) et Bienvenue au paradis (Æthalidès, 2020), il s’attaque, avec Chimères, à la « gestation pour autrui ».
Le roman commence comme un récit d’Aldous Huxley et continue comme un conte de Maurice Renard. Lisa Grandrieu, une femme d’affaires, vit avec Patrick. Elle se réveille un jour avec l’envie d’avoir un enfant. Mais, dit-elle : « Je n’ai ni le temps ni le désir de le porter moi-même. » Elle fait donc appel à Spermadiscount, une multinationale spécialisée dans le commerce des gamètes et des ovules. Il y a toutes les gammes de prix, lui explique Charles de Rohan, chef du département français, de quinze cents à cent mille euros : plus le prix est élevé, plus l’enfant sera génétiquement proche de l’idée que les clients se font de la perfection. Et qui ne voudrait pas donner, à son enfant, les meilleures chances de départ, la beauté et l’intelligence ?
Dans cette fable sociale, morale et politique, Alexis Legayet porte un regard critique, ironique et grinçant, sur une bourgeoisie occidentale dépassée par ses désirs prométhéens. À l’occasion de la sortie de son roman, il a accepté de répondre à nos questions.
Entretien de Raphaëlle Dos Santos avec l’auteu
RDS ― Il y a dans votre roman un arrière-plan sur la compétition sociale. Lisa, à son âge, doit avoir un enfant, et elle ne peut se permettre de le porter, ni d’en avoir un qui soit inférieur à l’idée qu’elle se fait de son statut social…
ALEXIS LEGAYET ― Porter son propre enfant, ce serait freiner sa carrière. Utiliser les banals gamètes de son mari alors que le marché offre du sperme d’élite, ce n’est pas non plus un choix rationnel. À partir du moment où la technologie, alliée à l’offre marchande, change les possibles, ceux qui, telle Lisa la « gagnante », veulent optimiser leur capital (financier comme génétique), doivent rationnellement recourir aux offres du marché, plutôt que de se fier aux hasards de la vie.
RDS ― Votre Lisa Grandrieu est donc une femme d’affaires qui a le pouvoir, quand l’envie s’en fait sentir, d’acheter un bébé en Ukraine. Si tout s’achète et tout se vend, le monde se partage entre ceux qui peuvent acheter, et ceux qui ne peuvent que se vendre.
ALEXIS LEGAYET ― Ce sont évidemment les pauvres de la planète qui louent leur ventre aux riches. Ils vendraient leurs organes – et ceux de leurs enfants – si la loi les y autorisait. On peut penser que cette division doit logiquement s’accentuer : aux pauvres le capital génétique ordinaire, aux riches le capital génétique d’exception acheté sur le marché. Se constitueraient ainsi à terme deux sortes, hétérogènes, d’humanité… Mais ce n’est pas du tout la perspective du roman : il pourrait bien s’agir là de chimères.
RDS ― Les corps, de plus en plus réifiés, sont réduits à des produits de consommation, dans la perspective d’un eugénisme qui ne dit pas son nom…
ALEXIS LEGAYET ― À l’eugénisme d’État de la première moitié du XXe siècle a succédé ce qu’Habermas appelle pertinemment un « eugénisme libéral ». Appuyés sur les nouvelles technologies, les marchés offrent, et offriront demain toujours davantage, des possibilités inouïes pour s’acheter un « enfant parfait », du moins sur le papier…