Le Théâtre du Capitole, même s’il a été construit un siècle plus tard, est l’écrin idéal pour faire revivre des madrigaux de compositeurs italiens du XVIIe siècle, car il a gardé le lustre et le charme des théâtres à l’italienne, avec ses fauteuils rouges et ses balcons, l’esprit de la Commedia dell’arte et du bel canto, le beau chant. Et environ six cent personnes, comme dans le premier théâtre des Capitouls, y ont pris place pour ce récital qui s’annonce savoureux.
Je me réjouis d’avance de déguster le beau parler et le beau silence de poèmes et de musiques venues de la Bella Italia au programme de cette soirée au titre évocateur de La Lyre amoureuse: sous le signe de la lyre d’Orphée, il promet de décliner des sentiments amoureux dans toute leur diversité, de la jubilation au désespoir, de l’exaltation au renoncement; les Sacqueboutiers et Dominique Visse, animés d’une passion commune pour cette musique, vont mêler leurs timbres et rivaliser de couleurs pour exprimer toute la richesse de ce répertoire.
Je m’en réjouis par avance en me rappelant le poème de Pindare (518 av.J-C-438 av.J-C): Ô trésor d’Apollon, des muses bleues bouclées, Ô lyre d’or, les chanteurs ont suivi l’appel de tes accents, Et la fête a commencé.
En attendant, en bon hédoniste, j’apprécie, avant le plaisir des oreilles, celui des yeux en promenant les miens sur les peintures et les dorures en trompe l’œil, puis en lisant les textes des madrigaux en italien, obligeamment traduits dans le livret.
Entre le contre-ténor (1) Dominique Visse, figure de proue de l’Ensemble Clément Janequin, qu’on ne présente plus, sans ses boucles d’oreilles légendaires mais paré d’un superbe manteau aux couleurs chatoyantes comme celle d’une tapisserie persane, qui n’est pas là pour faire tapisserie, bien au contraire; d’autant qu’il est entouré de ses vieux amis les Sacqueboutiers (2), qu’on ne présente plus non plus, et qui ont adopté pour la circonstance une formation originale: violon, cornet à bouquin, orgue-clavecin, théorbe, violoncelle, sacqueboute.
L’ouverture avec les Accents plaintifs de Giovanni Felice Sances (c.1600-1679), né à Rome et mort à Vienne, lui-même chanteur, célèbre pour son Stabat Mater Dolorosa, annonce déjà la couleur, que dis-je toutes les couleurs du concert: Oiselets babillards, confiez à la brise vos accents plaintifs, comme je le fais lorsque je laisse s’envoler dans les airs ces plaintes, ces soupirs brûlants, souffle vital de mon cœur. Son Usurpateur tyran, enchainé, fleure bon le livret d’opéra, genre encore dans sa jeunesse, avec un amour contrarié et une belle infidèle, Lilla, dont les yeux, la chevelure, seront la chaîne et le soleil du cœur du héros.
Le contre-ténor se délecte tellement et si visiblement de ces babils d’oiseaux qu’il sort « oublieux de la chorégraphie » (c’est à dire du changement de plateau), comme il dit en plaisantant, pour un instrumental violon, théorbe, violoncelle et orgue, une canzone pour soprano et basse, de Bartolome Di Selma y Salaverde (c.1595- c.1643), bassoniste et compositeur espagnol, auteur de Canzoni fantasie e correnti da suonar a 1, 2, 3, 4 voci con Basso Continuo, de Chansons, fantaisies et courantes (ces « danses, morceaux de coupe binaire avec reprises, à 3 temps, précédés d’une levée, et de tempo assez vif »), à jouer à 1, 2, 3, 4 voix avec basse continue.
Je me garderai bien de faire une « critique » musicale, entouré que je suis de « spécialistes éclairés », d’autant que je me régale de ces musiques allègres et guillerettes, si bien venues en ce printemps assiégé, selon les mots du poète turc Ataol Behramoglu (3) et que je me laisse entrainer dans une douce rêverie.
Retour du chanteur à la si belle voix de tête pour une œuvre printanière de Girolamo Frescobaldi (1583-1643), né à Ferrare et mort à Rome, compositeur, claveciniste et organiste, aux charmantes Fiori musicali (Fleurs musicales). Le texte de Se l’aura spira tutta vezzosame me rappelle quelque peu les chansons de troubadour, bien que profanes, comme celles de mon très cher Bernat de Ventadorn; je n’oublie jamais que beaucoup de nos poètes et musiciens occitans, fuyant la terrible croisade et l’encore plus terrible Inquisition, ont semé de nombreuses fleurs poétiques en Italie: un petit délice. Si la brise souffle toute charmante, La rose fraîche se dresse en riant, La haie ombragée de belles émeraudes N’a pas à craindre la chaleur de l’été. À la danse, à la danse, venez joyeuses, Nymphes agréables, fleurs de beauté.
Suit une passaglia, passacaille d’Alessandro Piccinini (1566-1638), de Bologne, luthiste, théorbiste et compositeur, d’une illustre famille de musiciens, auteur de toccatas, courantes et gaillardes, au rythme vif, avec un solo de théorbe tout à fait de circonstance; avant un nouvel intermède musical, la Sonate XVI de Dario Castello (1602-1631), avec la formation au complet, dans laquelle la sacqueboute et le cornet à bouquin donnent le ton allègre.
Par contre, c’est une formation réduite, violoncelle, théorbe et clavecin, pour l‘Héraclite amoureux de la seule femme au programme, Barbara Strozzi (1619-1677), née à Venise et morte à Padoue, l’une des principales (et assez rares) compositrices professionnelle italiennes connues du XVIIe siècle, à l’œuvre plus abondante que celle des autres compositeurs vénitiens de cette époque (8 ouvrages d’arie, de cantates, et d’ariettes, ainsi qu’un ouvrage de musique sacrée!), dont un contemporain disait « qu’il fallait la force d’Ulysse pour résister aux tentations d’une telle sirène ». À la lecture du poème L’Eraclito amoroso, il me semble que pour elle il n’y a pas d’amour heureux, comme l’écrira trois siècles plus tard Louis Aragon.
En tout cas, son portrait, même controversé, la montre sans fard un instrument de musique à la main, un instrument à archet semble-t-il… et une sein plantureux dévoilé.
Après une Sinfonie et Passacaille de Luigi Rossi (1597-1653), né dans le Royaume de Naples et mort à Rome dans les États pontificaux, compositeur et professeur de chant, qui après des cantates et des oratorios, a composé deux opéras, dont le second pour Mazarin, la voix de Dominique Visse virevolte sur Amants, si vous voulez, un récitatif et un aria aux accents très libertins, qui permet à ce chanteur d’exception de faire montre de toute sa facétie et de sa verve: Amantes, si vous ne voulez pas souffrir, languir toujours ainsi, Changez d’amour chaque jour… Ne désirez-vous pas changer les augures ? Alors, changez de mari !
La Ciaccona, la fameuse chaconne de Bernardo Storace (c.1637-c.1707), maître de chapelle à Messine en Sicile (où l’on pêchait la sardine comme le chantaient les marins… et les libertins encore eux), à qui l’on doit aussi l’une des premières apparitions du terme « pastorale » dans le domaine purement instrumental, le solo de Yasuko Uyama-Bouvard, invisible derrière son clavier, pourrait donner l’impression que l’instrument joue tout seul, avec un petit côté orgue de barbarie très réjouissant, qui est très apprécié, sa modestie dut-elle en souffrir, et la musicienne salue trop rapidement.
Enfin La lyre amoureuse, la Cetra amorosa qui donne son nom à ce délicieux programme, de Tarquinio Merula (c.1637-c.1707), né le 24 novembre 1595 à Busseto en Emilie-Romagne (province de Parme), où il y a un théâtre Giuseppe Verdi, et mort le 10 décembre 1665 à Crémone, après de nombreuses pérégrinations en tant que maître de chapelle dans le Nord de l’Italie, est un violoniste et organiste, reconnu comme l’un des compositeurs italiens les plus novateurs du début du XVIIe siècle, en particulier dans l’application des nouvelles techniques à la musique sacrée, mais aussi pour ses madrigaux en stile concitato (trémolo) développé par Monteverdi et préfigurant, sur le plan formel, la cantate du baroque tardif avec ses divisions en arias et récitatifs, est bien la quintessence de celui-ci avec ses crescendi et decrescendi, ses trompettes guerrières puisque « l’amour est une bataille ».
Sur la lyre amoureuse, jamais je ne pensais plus chanter de manière douce et gaie … Pourtant une nouvelle fois Amour m’appelle pour chanter et jouer… Et si tu veux que je chante de nouvelles flammes, d’autres ardeurs… Fais qu’avec les plus beaux chants d’oiseaux, mon chant si doux puisse rivaliser.
Décidément, ces chants d’oiseaux, qu’il a si bien appris à l’Ecole de Clément Janequin, Dominique Visse en est totalement imprégné et ils ne demandent qu’à chanter par sa voix: Rossignol du boys ioly, A qui le voix resonne, Pour vous mettre hors d’ennuy Vostre gorge iargonne: Frian, frian, frian… Fyez regrez, pleurs et souci, Car la saison l’ordonne.
Quel bonheur qu’il nous en fasse profiter !
En second rappel, Rosetta de Claudio Monteverdi, « une petite chanson joyeuse avant d’aller se coucher », comme il dit, où le cornet à bouquin se taille un joli solo. Mais le premier rappel, un tube de la musique baroque que ce contre-ténor maitrise parfaitement, Music for a while d’Henry Purcell, composé en 1692 pour l’Œdipus de John Dryden, pour voix et basse continue (continuo), résume bien l’état d’esprit de beaucoup de gens que je connais et que je pourrai conseiller à beaucoup d’autres:
La musique un moment,
Trompera tous vos tourments.
Vous vous étonnerez de voir vos douleurs soulagées…
Quel sentiment n’est soulevé par la Musique ou apaisé ?
PS. Comme le printemps ne vient jamais seul, alors que tant d’autres ont fermé les leurs (le Théâtre de la Digue, la Mounède, l’Espace Croix-Baragnon etc.) les dernières décennies, (j’y reviendrai dans de prochaines chroniques), depuis le 9 mars, une nouvelle salle de spectacle a ouvert ses portes à Toulouse, avec un restaurant-bar: il s’agit de L’Écluse Saint Pierre, qui s’annonce comme un lieu incontournable de partage et de convivialité.
Toute la programmation sur: https://www.eclusesaintpierre.com/
Et comme un second rayon de soleil dans le brouillard, Dame Catherine Kaufmann-Saint Martin, notre chère folle de musique, va nous annoncer bientôt le programme de ses Musiques en Dialogues aux Carmélites; j’y reviendrai aussi prochainement: ce sera la 6eédition, consacrée à La Musique et ses mécènes et à la célébration des 400 ans de la Chapelle des Carmélites.
Pour en savoir plus:
- Dans la musique occidentale, et plus précisément la musique classique, un contre-ténor (ou contreténor) est le type de voix masculine utilisant principalement sa voix de falsetto ou fausset (voix de tête), et dont la tessiture peut correspondre à celle d’un soprano (on parle alors de sopraniste), à celle d’un alto (altiste) ou à celle d’un contralto (contraltiste)
- https://www.les-sacqueboutiers.com
- Editions bilingue du Merle moqueur: https://www.lemerlemoqueur.fr