Le 9 octobre s’ouvrait enfin la saison Grands Interprètes dans une Halle aux Grains prête à s’investir de nouveau dans le suprême plaisir de communier en direct avec les acteurs de la musique. C’est au grand pianiste polonais Krystian Zimerman qu’échoit cette tâche. On connait la carrière hors norme que mène ce grand musicien. Pas plus d’une cinquantaine de concerts par saison, soin particulier porté à son instrument avec lequel il voyage afin de ne pas se laisser surprendre par les moindres conditions locales. Le contrôle absolu que l’interprète exerce sur ses prestations s’accompagne d’une profondeur et d’une élaboration naturelle de ses interprétations des grandes œuvres.
Le soin apporté par le pianiste à la construction de ses programmes de récital apparaît une fois encore à la lecture de celui qu’il a choisi pour Toulouse. S’ouvrant sur l’une des grandes pièces de Johann Sebastian Bach, le père de toute musique, et se refermant sur Frédéric Chopin, indispensable sous ses doigts, la médiation entre ces deux mondes est assurée par Johannes Brahms, le nostalgique. En outre, à l’image d’un certain Sviatoslav Richter, Krystian Zimerman joue avec les partitions, probablement, comme le déclarait l’illustre Russe, afin de réserver sa mémoire à l’essentiel, la musique !
La Partita n° 1 en si bémol majeur démarre donc la soirée. Le Praeludium initial s’ouvre sur la lumière d’un toucher d’une clarté, d’une transparence qui laissent paraître toutes les subtilités de l’écriture. Rien de superficiel n’est rajouté. Tout sonne vrai et naturel. Le raffinement léger de dentelle de l’Allemande, l’architecture mesurée de la Courante, la profonde réflexion de la Sarabande, puis la joie qui illumine les Menuets et la Gigue finale constituent les pièces d’une construction qui jamais ne verse dans le romantisme tout en témoignant d’une sensibilité extrême. L’émotion naît de la forme.
Le propos de Brahms, au travers de ses Trois Intermezzi de l’opus 117, s’avère bien différent. Ces pièces tardives, crépusculaires, composées en 1892 sont parfois considérées comme des berceuses. Brahms en refusa officiellement le titre, tout en proclamant : « Il faudrait alors mettre ‘Berceuse d’une mère malheureuse ou d’un célibataire inconsolable’ ». Le toucher, les phrasés choisis, le jeu éclairé de Krystian Zimerman confèrent à cette œuvre une transparence bien éloignée de la pesanteur de certaines approches. La musique parle d’elle-même, point besoin de surajouter une expression, un pathos qui ne ferait qu’alourdir le propos. Là encore, la clarté des registres, le léger rubato, apportent à ce triptyque une résonance hors du temps, profonde, émouvante et néanmoins naturelle.
La Sonate n° 3 en si mineur de Chopin referme avec panache ce voyage initiatique. Il ne saurait en être autrement de la part de celui qui remporta, à l’âge de 18 ans, le premier prix du prestigieux Concours Chopin de Varsovie. Reconnaissons que Krystian Zimerman respire, vibre, souffre avec ce compositeur dont il semble illustrer les propos tenus à son égard par Marcel Proust :
« Chopin, mer de soupirs, de larmes, de sanglots
Qu’un vol de papillons sans se poser traverse
Jouant sur la tristesse ou dansant sur les flots. »
La complexité de l’écriture de cette ultime sonate est ici transcendée par la lecture intense qu’en offre l’interprète. Le climat émotionnel, agité et toujours changeant de l’Allegro maestoso initial s’ouvre sur une affirmation impérative. Le pianiste en organise le développement avec un subtil mélange de rigueur et de liberté. Le Scherzo semble illustrer à sa manière une « danse de Puck » légère et fluide. Le Largo s’écoute comme l’un de ces Nocturnes dans lesquels Chopin excelle. Enfin, le Presto ma non tanto final explose comme une éruption volcanique. L’interprète semble mettre ici sa vie en jeu. Révolte, colère, espoir se succèdent, se superposent. L’extrême virtuosité requise ici et parfaitement assumée devient l’expression d’une vitalité, d’un héroïsme sans limite. Les derniers accords subliment cette conclusion.
Ils sont accueillis par une salve d’applaudissements qui rappellent Krystian Zimerman jusqu’à obtenir deux bis, tous deux extraits de la Partita n° 2 en do mineur de Bach. Comme pour un retour aux sources de la musique…
Serge Chauzy
une chronique de ClassicToulouse