Ce 10 septembre dernier marquait le retour, à la Halle aux Grains toulousaine, du contact direct d’un public passionné avec son orchestre et son directeur musical, Tugan Sokhiev ! Certes, tout au long de la difficile période d’abstinence que nous venons de vivre, les musiciens et les techniciens de l’institution ont réalisé des prodiges afin de maintenir ce lien privilégié qui unit les musiciens et leur public. Mais rien ne remplace le contact direct, la vibration de l’air chargé de notes et d’émotions. C’est cette alchimie régénératrice qui a fonctionné à plein lors de ce concert d’ouverture.
L’émotion, déjà palpable dans la salle lors de l’installation des musiciens, se manifeste pleinement à l’entrée du chef et du soliste dans un déferlement d’applaudissements chaleureux. Sous la direction de Tugan Sokhiev, l’orchestre et son directeur artistique ont choisi pour ce concert particulier un programme exigeant de musique russe. Ils ont invité pour cette ouverture de la saison symphonique toulousaine, le jeune et brillant pianiste ouzbek Behzod Abduraimov, déjà présent à Toulouse en 2014, avec l’Orchestre national du Capitole et Tugan Sokhiev, dans le 1er Concerto de Tchaïkovski, puis en 2019 comme soliste du mythique Concerto n° 2 de Rachmaninov.
Le voici donc de nouveau soliste d’une partition russe hors norme, le Concerto n° 2 en sol mineur de Sergueï Prokofiev. Cette pièce complexe et intense date de 1914, alors que le compositeur de 23 ans décide de quitter la Russie. L’effervescence orchestrale qui s’y manifeste accompagne une écriture pianistique d’une complexité, d’une force, d’une virtuosité exceptionnelles qui en dit long sur les moyens digitaux du compositeur, soliste de son œuvre lors de sa création.
Dison tout net que Behzod Abduraimov se montre ici comme le digne successeur de Prokofiev. Ses interventions qui suivent l’introduction, un temps apaisée, de l’Andantino initial donnent le vertige ! Il déchaîne un véritable ouragan musical de notes, prenant la tête d’un combat d’égal à égal avec un orchestre brillantissime. Son toucher, d’une transparence remarquable, bénéficie de ses doigts d’acier (comme ceux qui ont fait la célébrité du compositeur-pianiste) capables néanmoins de soudaines douceurs. La vaste cadence qui conclut ce premier mouvement atteint des sommets de pyrotechnie pianistique, exaltant le motorisme forcené de l’écriture. Le bref Scherzo qui suit n’apaise en rien la fièvre électrique de l’écriture. L’Intermezzo ne calme le jeu que pour développer une tonalité teintée d’ironie. Le final, Allegro tempestoso, porte bien son nom ! Le déchaînement digital du soliste atteint des sommets que l’on aurait pu croire impossibles. Les plages de calme relatif n’en prennent que plus de relief. Là encore la cadence déchaîne toutes les passions. La qualité du dialogue avec tous les pupitres de l’orchestre constitue un atout considérable de cette interprétation implacable.
Malgré l’intensité obstinée des applaudissements, Behzod Abduraimov décide de ne pas se plier au rite du bis. Et ma foi, il n’a pas tort. Qu’ajouter à ce déchaînement de passion ?…
Dans la seconde partie de la soirée Tugan Sokhiev poursuit son projet d’exécution et d’enregistrement avec l’Orchestre national du Capitole de l’intégrale des Symphonies de Dmitri Chostakovitch. La Symphonie n° 10 en mi mineur, occupe une place particulière dans la production du compositeur. La période de son écriture, probablement entre juillet et octobre 1953, suit la mort, le même jour, de son ami et collègue Prokofiev et de Staline. La disparition du dictateur, qui adoucit considérablement le climat politique, irrigue, anime l’essentiel du contenu de cette partition aux vastes proportions. Tous les pupitres de l’orchestre, intensément sollicités réalisent là une véritable performance.
L’introduction du Moderato initial donne la parole aux seuls pupitres de cordes. L’intensité de leur jeu, ardemment dirigés par Tugan Sokhiev, atteint une incandescence rare. La tragédie que génère douloureusement ce mouvement suscite des abîmes de désespoir. Le rythme du bref Allegro qui suit évoque une chevauchée fantastique menée de manière implacable par le chef et son orchestre chauffés à blanc. Le calme apparent de l’Allegretto n’élude en rien la menace. Mais c’est ici qu’apparaît pour la première fois, de manière stratégique, la signature de son acronyme musical DSCH – D. Schostakovitch en allemand – (ré – mi bémol – do – si). Dans la répétition frénétique de cette signature, le chef d’orchestre Andris Nelsons entends Chostakovitch dire à Staline avec sarcasme et ironie : « Tu es mort, mais moi, je suis encore vivant ! Je suis encore là ! »
Le solo désolé de hautbois, suivi de ceux de la flûte et du basson, qui ouvre l’Andante du final s’écoute comme un rappel des douleurs passées. L’Allegro ouvre enfin le chemin vers la lumière. L’Orchestre suit avec ferveur la direction précise et énergique du chef jusqu’au retour obsessionnel du motif-signature du compositeur et l’explosion finale.
Soulignons les qualités instrumentales et expressives de chaque intervention instrumentale soliste, du cor à la clarinette, des flûtes aux bassons, des trompettes aux trombones et au tuba, sans oublier les percussions et bien évidemment le violon super-soliste Kristi Gjesi.
Le triomphe que réserve le public à l’issue du concert rappelle Tugan Sokhiev encore et encore jusqu’à ce que les musiciens eux-mêmes ménagent à leur chef une ovation unanime. Décidemmenti, la saison s’annonce sous les meilleurs auspices….
Serge Chauzy
une chronique de ClassicToulouse
Orchestre National du Capitole