Ce 27 avril 2019, à la Halle, l’Orchestre National du Capitole va retrouver un de ses chefs invités attitrés, Joseph Swensen pour diriger l’ultime symphonie de Gustav Mahler, sa Dixième, inachevée. Suivra Le Chant de la Terre, ce cycle de lieder le plus célèbre, chanté par la mezzo-soprano Janina Baechle et le ténor Christian Elsner.
On a plus souvent l’habitude d’avoir dans un programme d’autres symphonies de Gustav Mahler dirigées d’ailleurs par ce chef d’orchestre américain très apprécié des musiciens de l’orchestre. Ce soir, ce sont deux œuvres parmi les dernières, composées dans les derniers instants de sa vie, instants redoutables, très pénibles, qui l’anéantissent et, comme l’écrit Pascal Quignard : « La vie n’est pas une tentative d’aimer, elle en est l’unique essai. », illustration parfaite hélas. Gustav est rongé à la pensée d’avoir participé à l’anéantissement de sa relation amoureuse avec Alma. On a pu lire aussi qu’approcher la Dixième Symphonie de Mahler est intimidant, non pas seulement parce qu’elle est une œuvre fantôme resurgie au milieu des années 1960, mais surtout parce qu’il semble indécent de se pencher sur ce puits de douleurs intimes du compositeur, lui qui nous a appris par ailleurs l’universel et l’éternité. En effet souvent la musique de Mahler, et plus précisément la Dixième, est du feu offert en partage, un véritable acte spirituel et en tout cas une mise à nu. Le manuscrit de la Dixième en porte la trace douloureuse, autant avec de l’encre qu’avec son sang. À travers les exclamations inscrites par le compositeur en plusieurs endroits de la partition, on peut suivre le journal intime d’un naufrage. Cette crise profonde a une marque indélébile sur cette musique qu’elle aura transformée totalement.
Énigme et défi pour les musicologues, reconstituée comme un squelette d’animal disparu, à partir des esquisses et du fac-similé, la structure de l’œuvre voulue par Mahler est la suivante, en cinq mouvements, alors qu’elle fut un temps imaginée en deux mouvements seulement :
I-Adagio
II-Scherzo. Schnelle Vierteln
III-Purgatio. Allegretto moderato
IV-Scherzo Allegro pesante
V- Finale
Seul l’Adagio est exécuté ce soir
Sur le manuscrit il s’agit de la partie presque totalement orchestrée par Mahler.
Ce long Adagio a souvent été qualifié de musique d’une beauté supraterrestre avec ces plus de vingt minutes de sanglots étouffés. La forme en est comparable au premier mouvement de sa Neuvième symphonie. Ici les altos ont un rôle majeur.
Sans aucune préparation, la musique commence comme si elle ne s’était jamais tue, ou si elle n’avait de cesse de parler vite encore une dernière fois. Et elle semble d’abord poser une question. Les élévations brusques vers des dissonances, glacent l’auditeur. Les crispations des cordes aiguës vont vers les rives des fleuves de la mort.
Pour suivre, le cycle Das lied von der Erde chanté par Janina Baechle et Christian Elsner.
Fusion idéale du lied et de la symphonie, Le Chant de la Terre représente bien l’œuvre la plus secrète du compositeur autrichien. Das Lied von der Erde, cette Symphonie pour orchestre, alto (ou mezzo-soprano) et ténor a acquis une popularité impressionnante. La voix humaine et les bruits de la nature que traduisent si bien certains instruments à l’orchestre y nouent un dialogue tellement émouvant entre tous.
Resituons un peu sa genèse et sa création. Après l’exaltant été 1906 qui vit naître d’un jet la Symphonie n°8, celui de1907 sera le plus effroyable qu’ait vécu Gustav Mahler. Sa fille aînée “Putzi“ meurt en quelques jours et il apprend en même temps qu’il souffre d’une affection cardiaque qui lui interdit tout effort physique. Usé par le travail harassant, plus les attaques antisémites qu’il subit, il est amené à démissionner de l’Opéra de Vienne et il part sur New-York, acceptant le poste de chef d’orchestre au Metropolitan Opera. Comme à son habitude de composer durant les étés d’où son surnom de “compositeur d’été“, il revient en Europe pour l’été suivant, et il va se mettre à la composition du fameux cycle inspiré en partie par un recueil de poésies chinoises.
L’œuvre sera créée à Munich par Bruno Walter, son disciple et ami intime à qui le compositeur l’a confiée, le 20 novembre 1911. Le célèbre chef livrera : « Je l’étudiai et vécus un certain temps dans le plus terrible saisissement devant cette œuvre unique, passionnée, amère, pleine de renoncement. » Mahler est mort depuis six mois. Elle compte six mouvements sur une durée variant entre moins d’une heure et presque 70 minutes.
- Das Trinklied vom jammer der Erde (« Chanson à boire de la douleur de la terre »)
- Der Einsame im Herbst (« Le solitaire en automne »)
- Von der Jugend (« De la jeunesse »)
- Von der Schöheit (« De la beauté »)
- Der Trunkene im Frühling (« L’ivrogne au printemps »)
- Der Abschied (« L’Adieu »)
Le ténor intervient dans les mouvements impairs tandis que la mezzo s’occupe des pairs. Christian Elsner est parmi les ténors allemands, une valeur sûre par sa polyvalence. Il est fort apprécié dans ce type de cycles tout autant qu’actuellement dans le rôle titre de Parsifal. Quant à Janina Baechle, le public du Capitole a pu l’apprécier tout récemment dans le rôle prenant de La Nourrice dans Ariane et Barbe-Bleue mais aussi il y a quelques années dans celui de Brangaëne dans un magnifique Tristan et Isolde. Les interventions de mezzo dans les ouvrages de Mahler, c’est pour elle tout comme elle a pu assurer la création du rôle-titre de l’opéra Akhmatova sur une musique de Bruno Mantovani et un livret de Christophe Ghristi.
Malgré sa richesse, l’orchestre n’est exploité dans sa totalité qu’à de très rares occasions, et s’il est dit symphonique, on remarquera tout de même deux harpes ! célesta, mandoline, glockenspiel (clochettes), tam-tam.
C’est parmi quarante poèmes que Mahler en retient sept et en fusionnent deux qui vont déterminer le dernier et le plus long, des poèmes remontant à la littérature chinoise des VIIIè et IXè siècles, à l’atmosphère mélancolique, méditative et pessimiste inspirant Mahler tout comme ces vers glorifiant cette nature qui lui est si chère et qu’il ne peut plus parcourir. Le recueil était du docteur en philosophie Hans Bethge, écrivain et poète berlinois qui adapta les écrits et fit publier leur ensemble.
S’agit-il d’une symphonie avec voix en six mouvements ou d’un cycle de six lieder, dont le dernier dure à lui seul presqu’autant que les cinq autres réunis ? Quant aux textes, faut-il en préserver à tout prix la compréhension dans l’interprétation ou bien, doit-on privilégier l’éclosion des atmosphères colorées par les « chinoiseries » à la mode alors en Europe au début du XXè siècle ? Entre les voix et la richesse orchestrale, les équilibres sont complexes et l’interprétation est reconnue comme extrêmement délicate. Mahler ne dira pas, au départ, symphonie, car étant fort superstitieux, il aurait dû lui attribuer le chiffre neuf mais, Beethoven, Schubert, Bruckner n’ont pu franchir ce cap, alors. Paradoxalement, c’est en même temps qu’il travaille sa future Neuvième…à laquelle il ne survivra pas, mourant sur les esquisses de la Dixième et donnant ainsi raison à la superstition.
Dans le dernier lied surtout, la symbiose entre lied et symphonie est la plus complète, la plus enivrante. Ici, Mahler semble renoncer à ses luttes, accéder à un détachement mélancolique, se déprendre d’une existence que la musique empourpre d’une chaude lumière crépusculaire. N’a-t-il pas ajouté au texte originel sa propre conclusion, à savoir : « La terre aimée partout se couvre de fleurs au printemps et verdoie à nouveau ! Partout, éternellement les lointains bleuissent de lumière ! Éternellement. Éternellement. » Moment sublime de musique et d’espoir, où une foi paisible rejoint la douleur du départ. L’obsession mahlérienne du salut semble enfin s’apaiser dans cette vision panthéiste du monde et de la mort. Comble de l’émotion assuré avec ces dernières mesures.
Billetterie en Ligne de l’Orchestre National du Capitole
Orchestre National du Capitole
Joseph Swensen (direction)
samedi 27 avril 2019 • Halle aux Grains (20h00)