Au fil de rencontres avec de nombreux artistes et acteurs du milieu culturel, l’idée est venue de les interroger, quand il ont de la bouteille, sur l’évolution de leur métier et/ou du domaine artistique auquel ils sont attachés. « Voyez-vous une évolution de votre métier depuis que vous êtes.. ? ».
Cette série d’entretiens commence avec la réponse d’un des réalisateurs français dont le travail, aussi bien en littérature qu’au théâtre, me parle le plus : Christophe Honoré. Sa réponse a été recueillie en décembre 2015 à Toulouse. Il met en scène actuellement Cosi fan tutte de Mozart au Festival d’Aix-en-Provence jusqu’au 19 juillet, qui sera retransmis en direct ce vendredi 7 juillet sur Arte. Son dernier long-métrage Les Malheurs de Sophie est toujours en salles.
Voyez-vous une évolution de votre métier, ou du cinéma français, depuis que vous êtes réalisateur ?
Oui, mais y a-t-il vraiment une évolution ou est-ce moi qui évolue ? C’est toujours le même problème : est-ce de l’ordre du ressenti où on finit toujours -non pas la nostalgie- par avoir l’impression qu’au moment où on a démarré tout était possible, mais qui correspondait aussi tout simplement à un sentiment de débutant où tout est possible ? On a donc toujours l’impression que le milieu s’accorde à ça. Quand on est débutant, on est ignorant du milieu. Je ne connaissais pas du tout le milieu du cinéma quand j’ai fait mon premier film, et donc maintenant, je le connais un peu mieux, alors j’ai certainement des illusions un peu perdues.
Après, sur le cinéma français d’auteur qui est un petit peu mon domaine, -en tout cas ce qui m’a donné le désir de faire des films, et c’est dans cette famille-là du cinéma français que j’ai voulu être intégré en tant que cinéaste-, là je vois un vrai changement. Il est double en fait. C’est une observation, peut-être que je me trompe, mais j’ai l’impression qu’un film français n’est plus observé de la même manière par des publics cinéphiles, notamment jeunes, que lorsque moi j’en étais un, où l’événement était le cinéma français d’une manière large, pas uniquement les films importants mais aussi ceux plus difficiles, plus délicats. Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’il y a quelque chose du cinéma français qui est déconsidéré, que ce n’est plus un film français qui fait l’événement cinéphile. Cette perception se retrouve dans les revues : si vous regardez les meilleurs films de l’année des Cahiers du Cinéma par exemple, s’il y a un film français, c’est une bonne nouvelle. Ce qui ne veut pas dire que le cinéma français soit moins bon aujourd’hui. Je pense qu’il a perdu symboliquement de sa considération par les publics et les médias.
Mais du coup, c’est aussi très partagé par les gens de l’industrie du cinéma. D’une manière certainement caricaturale mais réelle, le cinéma français se répartissait avant entre des films de divertissement et, pour dire vite, un cinéma de recherche. À partir du moment où il y avait suffisamment de recettes dans le cinéma de divertissement, les producteurs, les chaînes de télévision, entre autres, accordaient une valeur plus symbolique au cinéma de recherche et aux cinéastes plus exigeants. Aujourd’hui, tout a complètement basculé. Même si le cinéma de divertissement français fonctionne toujours aussi bien, la valeur symbolique du cinéma d’auteur en revanche, on s’en fout un peu. Maintenant, avoir un film qui est susceptible d’aller dans une sélection à Venise, à Berlin ou à Cannes, ça excite un petit peu le producteur mais plus tant que ça. L’important est de faire deux bonnes opérations financières dans l’année. Avant, on avait des producteurs qui pouvaient se permettre de produire différents films, à la fois des films d’auteur et des films commerciaux, alors que maintenant, les producteurs de films commerciaux ne font que des films commerciaux et les producteurs de films d’auteur ne font que des films d’auteur. J’ai l’impression que ça se spécialise. Forcément, ça peut être très dangereux parce que ce genre de généralités peuvent être contredites par plein d’exemples, mais on le voit aussi auprès des chaînes télé par exemple. La notion d’auteur est plutôt une mauvaise nouvelle. On aime bien les films d’auteur s’ils ne font pas trop auteur, s’ils font des films sociologiques, des séries B, etc. Le représentant quand j’ai démarré, le « délégué de classe » du cinéma d’auteur, respecté internationalement et qui n’avait pas de souci à faire monter ses films était André Téchiné, et aujourd’hui c’est Audiard. On peut aimer ou pas ces cinéastes mais Téchiné développait des projets de romanesque, mais qui étaient toujours sur des thèmes très auteur, qui appartenaient à lui alors qu’Audiard navigue sur des genres de thriller. Il réinvente des films de genre avec sa patte auteur mais il n’y a pas de romanesque lié à Audiard, pas de thème défendu par Audiard, ni même d’idée de cinéma. On peut trouver que c’est une qualité, comme s’il relançait les dés à nouveau à chaque film. L’idée d’œuvre, -à savoir qu’un cinéaste existe par son travail, sa manière d’envisager le cinéma, son écriture, son évolution, la manière dont il construit un film après un autre, la somme de ses films plutôt que par l’unité- , n’existe pas. C’est le système de la politique des auteurs, de dire qu’un petit film de Woody Allen sera toujours plus intéressant qu’un grand film de Maïwenn par exemple. Aujourd’hui on veut se débarrasser de ça, on s’en est débarrassé parce qu’on est tous impliqué là-dedans. On nous demande à chaque nouveau film de ne pas créer une continuité mais une discontinuité avec le précédent. Je dirais que c’est la chose qui a le plus changé.
Il y a aussi le numérique quand même. C’est très étrange parce que l’arrivée du son direct a créé la Nouvelle Vague, elle a créé de nouvelles formes de films. Le numérique n’a pas créé ça, en France en tout cas. Dans un sens, par exemple, Lars von Trier a réussi avec les films post-dogmes, et même ceux qu’il fait aujourd’hui, il les doit au numérique. En France, le numérique n’a pas accouché d’une nouvelle forme esthétique. On se sert du numérique pour refaire les films qu’on faisait en argentique. La seule chose qui ait changé est un rapport d’argent où le numérique permet de multiplier les prises, et où la compétence du metteur en scène était de faire jouer ses acteurs sur 4-5 prises. Les grands metteurs en scène sont d’une certaine façon des grands directeurs d’acteurs. La seule chose qu’ait changé le numérique est la multiplication des prises : j’ai souvent l’impression devant certains films français de ce que j’appellerais des films de caméra de surveillance, où on a l’impression qu’une caméra est en boucle et que les comédiens sont en boucle et qu’on y trouvera bien dix secondes montables. Ça entraîne une hystérie dans la forme du jeu, comme au théâtre, on met les comédiens sous pression en espérant qu’il se passe quelque chose, après c’est sûr que ça n’apporte pas d’invention en terme d’écriture cinématographique.
16 mai 2018 : Plus je fais des films, plus l’idée que je m’en faisais – des films – s’éloigne. Que plus le cinéma remplit ma vie, moins j’ai le sentiment qu’il n’a d’importance aux yeux des autres. Que comme cinéaste, j’ai parfois le sentiment d’appartenir à un groupe de Cassandre. Truffaut disait ça quelque part, il comparait les cinéastes aux militants écologistes. Personne ne doute de leur utilité, mais personne ne leur confie le pouvoir. Bref, comme tu vois, revenant de Cannes, là où le cinéma semble régner, mais où règne aussi le non regard sur les films, je ne suis pas d’un optimisme fou. Pourtant je travaille déjà à un nouveau film. Il faut imaginer le cinéaste comme un Sisyphe Heureux !
Les photos sont de Jean-Louis Fernandez, durant le tournage des films Les Malheurs de Sophie et Plaire, aimer et courir vite.
La chronique du film Les Malheurs de Sophie est ici.
« Les films que j’aime » de Christophe Honoré, c’est par ici.
Les deux parties de la rencontre avec Christophe Honoré au sujet de son film Métamorphoses sont ici et là.