Il crée à Toulouse depuis le début de la décennie 2000 avec la Compagnie 111 des spectacles où les mathématiques et la géométrie le disputent à la fantaisie, aux mouvements aléatoires et au mélange des disciplines. Un public fidèle, des succès internationaux, Aurélien Bory a développé un « théâtre physique » qu’il enrichit aujourd’hui du voisinage sensible avec une œuvre littéraire. Celle de Georges Perec. Rencontre.
Sillonner
Aurélien Bory : J’avais déjà travaillé une petite forme à partir de ce texte en 2008 avec les élèves de l’Atelier volant du TNT. Mais là, j’ai repris le livre en sortant d’une trilogie sur l’espace qui m’a amené à relire Espèces d’espaces et tout Pérec est venu d’un coup. A partir de là, tout m’a paru lié, son œuvre et mes projets, anciens et à venir. Le travail de création a débuté en 2015 lors de laboratoires de recherche en parallèle à mon immersion dans l’œuvre complète, à ma rencontre avec certains de ses proches, des lieux où il a vécu et des travaux de recherche de Bernard Magné, spécialiste passionné qui fut professeur à l’université du Mirail. Perec aborde l’écriture comme un espace qu’il sillonne en faisant des allers-retours entre l’espace physique, le monde alentour et son propre espace intérieur. Après la disparition de ses parents, de sa mère notamment morte à Auschwitz, son projet d’écriture a coïncidé avec le fait de vouloir écrire sa vie pour faire exister son histoire et cet aspect autobiographique m’a profondément touché. Ma lecture s’est articulée à sa propre histoire.
Déchiffrer
Aurélien Bory : J’aime chez Perec le goût mathématique des contraintes formelles qu’il se fixe et qui sont en fait autant de prétextes, dans tous ces livres, à décupler l’imaginaire. La première phrase dit : « l’objet de ce livre n’est pas exactement le vide, ce serait plutôt ce qu’il y a autour ou dedans ». Perec construit ensuite peu à peu des espaces gigognes, de plus en plus larges, des espaces physiques qui vont du lit au monde et nous font voyager et des espaces intérieurs, à partir d’une page blanche qui nous parlent de l’acte d’écrire, de créer. Dans tous ces espaces concentriques, Perec sème des indices, des chiffres fétiches, des notions de sociologie, des idées ludiques, des anecdotes, des bribes de poésie, etc., qui sont autant de façons de crypter sa propre histoire. Il triche autant qu’il respecte les règles. J’ai appliqué cela au plateau en partant du vide de la scène.
Cheminer
Aurélien Bory : L’acte de lire m’a amené à écrire l’espace. Lire te force à aller chercher en toi, et dans le même temps l’espace de lire en ouvre d’autres. La lecture est l’un des meilleurs accès à soi-même. J’ai exploré cela avec les interprètes au plateau, cinq artistes qui viennent d’univers et de disciplines très différents, le cirque, la danse, le chant lyrique, le théâtre, l’acrobatie. De ses origines différentes, ils ont évidemment construit un rapport différent à l’espace et leurs entrées dans l’œuvre sont autant d’éclairages. Mon travail là n’a donc pas été d’adapter ce texte, mais de trouver des points de jonction, des coïncidences avec l’œuvre de Perec. J’ai conçu ce spectacle, au contraire des précédents où je prenais un dispositif pour en faire le tour et l’épuiser, comme une pérégrination. Perec nous invite à cheminer. Il pourrait dire comme Henri Michaux et chacun des interprètes sur la scène : « j’écris pour me parcourir. Peindre, composer, écrire : me parcourir. Là est l’aventure d’être en vie ».
S’inscrire
Aurélien Bory : Ce texte Espèces d’espaces, dont j’ai superposé les morceaux du titre pour en faire le mot hybride ESPÆCE, est une sorte de puzzle. Perec voyait la littérature comme un puzzle dans lequel chaque écrivain forme une pièce et où lui-même souhaitait s’inscrire. Pour exister, pour s’incorporer, appartenir. Dans le puzzle qu’est le spectacle, je retrouve des éléments de mes spectacles précédents et j’inscris de nouvelles traces sur de plus anciennes. L’outil-théâtre c’est souvent ré-écrire sur ses propres traces. Et dans le même temps, ce livre m’a amené à une nouvelle expérience. Il est à la fois mon point de départ et l’occasion d’un bilan dont je souhaite qu’il m’emmène ailleurs. Une sorte de bilan-programme.
Cécile Brochard
Une chronique du mensuel FLASH
ESPÆCE du 28 au 30 juin au Théâtre National de Toulouse
Espèces d’espaces © Aglaé Bory