1. Yakuzas
Kamel venait de nous servir les boissons adéquates : un Jack, une mousse, et nous attendions l’événement du soir au Bikini, un concert de Killing Joke. Nous étions impatients d’entendre leur morceau de bravoure : Love like blood, en cela comparables à ces couillons qui se pressent à un spectacle de Johnny pour toujours les mêmes vieilles scies.
Le barman en question est de ces hommes qui vous serrent la main franchement, comme s’ils devaient vous ramener d’un coup sec contre leur épaule, en plongeant leur regard enflammé dans le vôtre, blanc ; un cavalier d’Attila après une campagne cruelle de ravages et d’outrages où l’ennemi a été dévoré tout cru, et le sang coule encore aux commissures de ses lèvres ; un marin revenu des antipodes où il a vu couler le capitaine Achab, moribond ballotté par la baleine blanche, ficelé au harpon planté dans le flanc du monstre dont la poursuite s’achève dans un grand bouillonnement d’écume ; un Sioux pour qui la danse du Soleil autour du mât est un parcours de santé, et qui a encore les broches plantées dans la poitrine. Un drôle de Zorba. Sa voix de bronze ricoche contre le zinc. Il relève sur le programme de la saison un prochain concert qui sera, dit-il, fameux, et nous conseille d’en être.
L’un de ses collègues, lui aussi un vétéran des lieux, tout affairé à servir à tour de bras les clients assoiffés, nous jette un de ses regards curieux et quelques mots heureux. On se demande cependant si, derrière ce masque aux yeux ronds, il n’y en aurait pas un autre.
Il faut sans doute un bel organe pour arriver à se faire entendre dans le boucan, soir après soir. Mais je reconnais aussitôt la voix du patron. Il s’est détaché d’un coup de son flipper, celui qui est à l’entrée de la salle, dans le coin à droite, sous l’escalier de fer. Il vient nous trouver. Il se tourne vers ma compagne dont l’éclat saisit tout de suite et la salue avec chaleur. Il me claque une bise. Presque des effusions.
Je le connais depuis longtemps, et je ne suis pas le seul. Il a de nombreux amis très chers et leur rend leur fidélité au centuple, tel Miossec. Je suis un figurant dans des photos souvenir qui remontent à plus de trente ans, les mains sur les reins au milieu de la salle ou cherchant un régisseur pour confirmer une interview ; comme chacun, j’ai des images dans la tête.
Bon, Hervé Sansonetto me racontera-t-il à nouveau les délices de Bali ou d’un autre paradis lointain? C’est du passé : il préfère à tout, désormais, regarder des films en vidéo. La conversation roule sur le cinéma et, tout à coup, un oeil malicieux qui trouve toujours le regard de l’autre, se met à brûler.
« Avez-vous vu Takeshi Kitano ? Je suis fan, c’est du grand art ! »
Justement, nous avons lu la veille un DVD de Aniki, mon frère. Mon amie avoue que je me suis ennuyé et peut-être endormi devant cet étrange polar de yakuzas où de longs plans coupés brusquement semblent ne rimer à rien, sauf à se moquer du spectateur, et qu’elle-même a trouvé passionnant.
« Comment ? Allons donc ! » fait-il en remuant la mâchoire horizontalement.
On dirait des bulles dans Tintin.
Puis il développe un certain nombre d’arguments, tous approuvés par ma moitié. Je promets de réessayer puis un guitariste déboule sur scène, il y a des bruits formidables et industriels, et la musique fonce sur nous, implacable.
2. Loups et moutons
Je regarde Hervé. Il n’a vraiment pas l’air d’un gars de Pantin ou d’un touriste à Deauville. Plutôt d’un modeste taureau ou d’un taureau modeste, comme Nougaro appâté par un petit Fitou ou Serge Pey, le poète arpenteur aux bâtons gravés.
Comme eux, il est doté d’une force, porteur de blessures secrètes et il en a dans le ciboulot, quoique d’un autre tonneau. Il n’est pas un simple limonadier, un tenancier ou un montreur d’ours. Il nous a garanti des plaisirs et des élévations tout ce qu’il y a de culturels et vitaux, la grandeur du rock, oui, dans la chaleur humaine. Réuni et abrité dans sa boîte qu’il enserre de ses deux forts bras, en souriant ou en grommelant.
On nous dit qu’il a été champion de lutte gréco-romaine en 1974. Lino Ventura a pratiqué ce même sport et l’a décrit en ces termes : « Quand vous vous retrouvez bien à plat sur les épaules et que vous avez perdu, vous ne pouvez invoquer aucune excuse. Il n’y a ni terrain glissant, ni raquette qui craque, ni la température qui fait que… Bon ! Il n’y a qu’un homme en face de vous. Ça, c’est quelque chose qui vous pétrit, qui vous mûrit. » Pour les lecteurs de l’Américain John Irving (Le Monde selon Garp), nous sommes également en terrain connu car nous trouvons presque toujours un lutteur dans ses romans : « Sur un tapis de lutte, rien ne vous retient. Et vous allez aussi loin que vous le pouvez. Le temps du combat, très court, vous paraît très long. C’est dur, précis, intense. »
3. Dégaine
Ces propos sur une discipline courageuse et un corps-à-corps maîtrisé, ne nous révèlent peut-être plus rien du Sansonetto d’aujourd’hui, mais ce n’est pas sûr. En tout cas, nous avons plus souvent parlé des caisses de romans historiques dans lesquelles il puise sa nourriture jour après jour. Un lecteur avide. Il a eu sa période Michel Folco, l’auteur d’Un loup est un loup.
S’il a été gréco-romain, je l’ai toujours trouvé italo-américain. Dégaine De Niro, Springsteen. Il aurait préféré endosser le costume, dans une scène dirigée par Fellini ou sur la scène mythique du Marquee, de Mastroianni ou de Bowie. Parfois, je l’imagine traversant vivement un film des frères Taviani, une scène du 1900 de Bertolucci ou quelques plans de Rocco et ses Frères. Toujours la même réplique : Presto !
L’art du combat bref.
L’immigration italienne a fécondé notre région mais les enfants de ces macaronis ou ritals, selon la terminologie de l’époque, sont aussi différents entre eux que n’importe quel Breton peut être différent d’un Gersois. Moi-même, je descends d’une famille du nord de l’Italie où l’Autriche domina longtemps. Outre qu’un régime de polenta remplaçait celui des pâtes, les habitants y étaient plus taiseux, plus secs qu’au sud, semble-t-il, et avec un autre humour. Ils ont tous des souvenirs cuisants de la période du fascisme et, généralement, ceux qui ont émigré avaient le feu aux trousses. Sinon, c’était la faim.
Des moutons défilent dans une boucherie. Cocarde au rein, ils rêvent de battre du tambour pour décrocher le pompon et recevoir d’autres rubans colorés. Les couteaux sont bien aiguisés. À l’époque de la prise du pouvoir de Mussolini, sur les places publiques d’Italie, des nervis gonflaient le ventre des récalcitrants à l’huile de ricin.
Le père d’Hervé avait ses racines quelque part en Italie ; prénommé Franco, épouvanté d’avoir cette chose en commun avec le Caudillo, il se fit rebaptiser Francis. Il était professeur d’espagnol, Hervé le trouve « extravagant ». Quand son fils a 14 ans, il rejoint ses ancêtres dans la tombe.
La mère d’Hervé, Jacqueline ou « maman », est aussi très importante et c’est son visage que je vois toujours à l’entrée du Bikini, époque Garonne, avant AZF. On nous dit qu’il y a des militants socialistes dans la branche maternelle ; d’où la passion de gauche et la carte d’Hervé, obtenue difficilement car les gens du PS se méfiaient sans doute d’un « patron de boîte ».
4. Nightclubbin’
N’en est-il pas un, tout de même? Né à Saint-Gaudens (mais en Gironde), ayant décroché un bac philo et passé du temps dans une faculté de Toulouse, le voilà parti à Londres pour consolider ses connaissances et un certificat en hôtellerie. En entrant dans un pub, il trouve son destin. Premier bar à Aulon, en plein Comminges : belote et rock, embauche de gauche. En 1983, sur cette petite route en lacets que de tout temps les Toulousains ont empruntée par un pont de fer pour aller à l’Escagarol, au Clapotis ou dans un taillis, se baigner dans le fleuve, jouer au tennis, danser avec des cailles ou profiter d’un belle soirée de printemps sur la terrasse d’une guinguette, sa mère a trouvé une discothèque avec un baby-foot, une piscine et des colonnes. Toulouse, c’est autre chose que la campagne où les gars rejouent Uranus de Marcel Aymé tous les jours autour du zinc. Il se passe un truc, de toute façon. Rebaptisé Bikini, pour diverses raisons dont la principale est un tableau de Clovis Trouille qui met un curé aux prises avec la réalité de la chair, l’établissement d’hygiène mentale trouve son public, le garde et le renouvelle jusqu’à aujourd’hui.
Clovis Trouille, l’érotisme sans peur et sans reproches
Les frères d’Hervé sont dans le décor. L’un est comme une ombre, l’autre, Fabrice, deviendra régisseur et programmateur, sans qui rien n’arrive, ou presque. Ce garçon discret et efficace, aussi blond que son frère a le poil noir, a appris son métier sur le tas et les années 90 restent pour lui le théâtre magique de Suicidal Tendencies, Tricky, Tool et autres Ben Harper. Un jour, les petits-enfants de Franco entreront à leur tour dans le bal.
Hervé règne sur ce monde de la nuit. Il s’enflamme rapidement et nous ferons le compte, au soir de notre vie, des jugements à l’emporte-pièce que nous tous avons proférés à un moment ou à un autre. Avant un des premiers concerts d’Arno chez lui, il criait à ma caméra : « Il est le Brel d’aujourd’hui ; c’est un génie ! »
Le jour, Hervé se demande pourquoi la société devient pitoyable à ce point. Comment il se fait que l’emballage soit ce qu’il y a de plus important désormais. Et puis nous perdons notre innocence, AZF explose. Epouvanté et meurtri, Hervé a senti depuis sa maison sur la colline le vent du boulet. La grande et vieille usine chimique qui faisait un fameux décor au crépuscule, sur l’autre rive, silhouettes géantes et loupiotes lointaines, a toujours été une menace. En un coup de tonnerre, elle s’est transformée en monstre vrai, a semé l’effroi et la terreur, répandu le sang et ruiné les âmes. Hervé gamberge, passe de sales moments. Il avait rénové le club mythique de fond en comble, la verrière avait volé en éclats, les structures souffraient, c’était le chaos. Comme il est un véritable homme d’action, un cowboy à foulard rouge entouré d’équipes dévouées et musclées, le voilà reparti.
5. Des cliques et des claques
Avec sa dame, il continue les concerts partout où il peut. De nouveaux partenaires et de nouvelles amitiés indéfectibles, dans l’émotion et la conscience d’un devoir, ont permis ce chemin de croix dont l’aboutissement est le Bikini III, près d’un port technique de péniches et de barques, près d’un trou de plongée, entouré d’entreprises bien moins rock’n’roll. Derrière le talus, l’eau est verte et coule depuis la Montagne noire jusqu’à la mer ; c’est le canal et non plus la Garonne. Hervé connaît cet endroit depuis longtemps. À 15 ans, il était au lycée Bellevue de Rangueil. Il a habité Port-Sud, a gardé son médecin et ses commerces favoris à Ramonville Saint-Agne. « J’étais à la rue, je criais au secours, la première personne à m’avoir appelé, c’est Pierre Cohen. » Le maire de la ville de périphérie lui propose un bail de six mois dans sa salle des fêtes, entre le loto des anciens et la fête de patronage, en attendant que les crédits se débloquent pour la reconstruction. Son appui est précieux ; les institutions facilitent le chantier. Les six mois deviennent six ans mais l’enseigne se rallume enfin. Une amitié est née et Hervé pourrait raconter un Cohen inconnu, cultivé et chaleureux. Il aurait peut-être dû le faire.
Cohen sera premier élu de Toulouse à partir de 2008, un autre genre de bail, soutenu becs et ongles par Hervé, mais conclu par un échec cuisant. Croire que les discours de vérité en langue bureaucratique ou les grossières ficelles de la politique, qu’une brochette de techniciens, même braves, d’idéologues, de vizirs, et quelques bonnes âmes, peuvent avoir autant d’influence qu’une chanson des Stones, c’est être bien optimiste. Hervé sera même colistier (non éligible) en 2014. On a dû lui répéter dans sa jeunesse qu’un commerçant ne fait pas de politique mais il a toujours brandi ses convictions de gauche, « qu’on sache où on met les pieds. »
Too bad, une clique de droite a repris la grande ville qui est parfois si petite.
6. La postérité a-t-elle un bon goût de gambas?
La défaite des socialistes n’est pas si grave. La droite peut faire du bon boulot, on n’a que ce qu’on mérite et les fosses de l’histoire sont pleines de faux cadors, des maîtres d’un jour.
Hervé reste ce dompteur sanglé dans un dolman écarlate à brandebourgs, la sueur au front, qui s’efface toujours derrière la vraie vedette. Depuis le temps qu’il fouette la bête et catche avec les éléments et les humains déchaînés, il tient remarquablement debout dans le pinceau de lumière, et sans rien laisser paraître d’une quelconque lassitude, d’une mélancolie, de l’ennui.
Quand c’est l’heure, il se précipite sur les fourneaux et cache son costume sous un tablier de cuistot ou de chef de rang pour accueillir les artistes les plus féroces ou les plus fous. Poppa Chubby m’a parlé deux fois, avec des tremblements dans la voix, des gambas qu’on lui avait servis au Bikini. Urban Dance Squad monte sur scène avec l’entrain que procure une bonne garbure. Les diverses grillades sont citées en plein concert.
On y bouffe bien, quoi.
D’ailleurs, de grands bacs en plein air, sous les fenêtres des bureaux, contiennent tout ce qu’il faut pour remplir de belles assiettes et faire d’un souper une fête. Pour un homme comme Hervé, l’entretien d’un jardin de curé fait partie du métier. Mais le curé, il l’a jeté aux orties.
Il fait partie de ces hommes dont le nom intriguera les lecteurs d’encyclopédie dans un siècle. La notice Toulouse révèlera son nom aux côtés de ceux de Sarrazin, Sicre, Sarran ou Carette.
Il va se mettre en rogne en lisant ça, balayer le journal, rater son aïoli ou jeter un oeil furieux à un dessin de son ami Vuillemin ; sa modestie naturelle, forme de lucidité, risque d’être froissée. C’est vrai : nous sommes allés au Bikini pour Elliott Smith et non pour Hervé Sansonetto. Mais quand le programme est faiblard, au hasard des tournées, c’est bon d’avoir le boss et ses sbires sous la main pour tailler une bavette et refaire le monde, croire un instant que nos pensées et nos goûts, les idées politiques et l’amour du rock, ne nous ont pas définitivement coupé du reste de la société et mis sur la touche.
Greg Lamazères
Hervé Sansonetto from Culture 31 on Vimeo.
Hervé Sansonetto © Marjorie Calle / Culture 31