Michel Gondry était à Toulouse lors de l’avant-première de son film « Conversation avec Noam Chomsky » au Cinéma Utopia-Toulouse, où il est toujours projeté.
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Pour savoir comment Michel Gondry en est venu à faire ce documentaire, vous trouverez les informations dans le dossier de presse.
Voici les réponses à mes questions :
Toutes vos questions étaient-elles prévues avant ces 2 rendez-vous de 1h30, ou ont-elles changé pendant ces 6 mois qui les espaçaient, durant lequel vous aviez déjà commencé à dessiner ?
Depuis le départ, j’avais écrit une page avec un certains nombres de questions. Ma première question permettait de le faire parler de son enfance, et en même temps, de commencer la discussion sur l’acquisition du langage et la formation des mémoires. Après, j’ai essayé de suivre là où il m’emmenait. J’essayais de revenir sur sa vie personnelle pour essayer de faire ressortir son côté humain.
Pour la seconde interview, j’avais lu pas mal de choses sur la génétique, et j’avais commencé à comprendre des problèmes qu’il posait durant la première rencontre, notamment sur la perception du monde extérieur. Je suis donc revenu là-dessus. Mais en général, ce n’était pas extrêmement préparé. Et le peu que j’avais préparé, je ne pouvais pas le suivre.
Au cours de ces entretiens, comment le choix des moments où vous filmiez avec la Bolex s’est-il fait ?
De façon complètement aléatoire. Parfois, je me disais « C’est important, il faut que je filme ». Et parfois, j’arrêtais de filmer car il y avait une réponse que je n’avais pas bien comprise, donc il fallait que je lui redemande. J’avais pris ce parti pris : l’idée d’entendre la caméra sur la bande son m’obligeait d’utiliser l’image de Noam pour justifier le bruit de la caméra. A partir de là, je me suis dit que c’était aléatoire mais que je devrais trouver une solution avec l’animation. Son image est projetée comme un faisceau d’un projecteur où la caméra sert elle-même de projecteur. Il fallait à chaque fois que je trouve une astuce graphique pour transformée l’animation, là où elle en était quand la caméra démarrait, à cet objet qui projetait son image.
J’aime bien aussi l’idée qu’on prenne ses décisions au niveau du tournage. C’est aussi pourquoi je fais beaucoup d’effets au niveau de la caméra : je n’aime pas l’idée d’emmagasiner et de se dire qu’on décidera plus tard, au montage. J’aime bien les films de Méliès où il a trouvé ses solutions pendant le tournage. Une fois que c’est filmé, c’est filmé.
Comment avez-vous sélectionné les échanges avec lui ?
Sur les 3 heures d’enregistrées, j’en ai gardé la moitié. J’ai commencé de manière complétement organique, ou par envie. J’ai débuté par la séquence de l’arbre, car j’avais envie de dessiner un arbre. Il y a des séquences qui me touchaient et m’inspiraient plus que d’autres, comme celle où il lit avec son père. Une fois que les séquences étaient animées, c’était quasiment sûr qu’elles feraient partie du montage. On est passé ensuite au montage son, et il ne restait que les parties montées à animer.
Avez-vous des références particulières pour vos dessins ?
C’est ma manière de m’exprimer. J’avais fait un dessin animé pour Audrey, pour la convaincre de faire « L’Écume des jours », c’est le même style. Cela fait très longtemps que j’utilise cette technique quand je fais les choses tout seul, avec des feutres et que je filme en 16 mm. En voyant le résultat après, je me suis dit que ça pouvait se rapprocher des posters politiques activistes de la fin des années 60. Parfois, ça peut peut-être faire penser à du Keith Haring. Mais c’est vraiment comment illustrer une situation avec les moyens du bord. Comme « la perception du monde extérieur », j’ai trouvé cette idée de petits disques divisés en quartiers, pour accumuler ce qu’il appelle la continuité psychique, c’est-à-dire qu’on se souvient de l’histoire que l’on partage avec un objet. C’est comme ça que j’avais compris un petit peu ce phénomène, et j’avais pas mal réfléchi pour savoir comment l’illustrer. Parfois, c’était abstrait. Pour l’idée de la récursivité du langage, j’avais pas mal réfléchi aussi pour trouver ces triangles et ces triangles intérieurs et ces petits bras et ces petits carrés. Je voulais vraiment illustrer ce que je ressentais par rapport à ce qu’il me disait. Parfois, ce que je ressens est assez proche de l’explication, parfois c’est un peu à côté, mais ça ne me gênait pas. Je lui envoyais des e-mails pour lui soumettre mes idées d’illustrations, et généralement, il était assez encourageant. Un support moral de NC, c’est toujours bien.
Pour revenir à l’idée de récursivité, c’est un terme que je connaissais pas bien, mais que j’utilise beaucoup : une forme contenue dans une forme, contenue dans une forme. La géométrie et l’optique me passionnent. Je pense que j’utilise ça dans mes films ou mes vidéos. Dans le clip « Bachelorette », la même histoire est racontée 3 fois, avec un livre de plus en plus petit. Je trouve que c’est un forme de pensée qui s’approche de la géométrie. J’avais écrit un long-métrage où j’avais comme ambition de faire un film avec une partie centrale qui serait tournée une fois, et qui serait utilisée deux fois à l’identique. Comme le chiffre 8 : on reviendrait 2 fois au même endroit, où la même scène aurait 2 significations différentes, dans un contexte différent.
Le passage de la souris qui doit compter les portes, c’est vous avec le costume de souris de « L’Écume des jours ». Quand on est autant attendu au tournant que vous avec l’adaptation du roman de Boris Vian, et avec ce casting, comment fait-on pour couper son cerveau en deux, et dire « aujourd’hui je fais « L’Écume », aujourd’hui je travaille sur Noam, aujourd’hui je fais les 2 » ?.
En général, c’était assez facile parce que ce n’était pas du tout la même manière de travailler. J’ai fait quelques plans de Chomsky dans mon bureau de production de « L’Écume des jours », où je m’étais fait installer une caméra 16 mm. C’est marrant, car quand je les revois, je repense à « L’Écume des jours », tellement c’était difficile de se concentrer sur les deux. En revanche, le week-end ou parfois le soir, je ressentais cette urgence de le terminer, et j’avais peur qu’avec l’ampleur que prenait « L’Écume des jours », je n’ai pas l’occasion de le finir. Sur le montage du « Frelon vert », j’ai pris pas mal de temps, et c’est là que j’ai commencé vraiment à animer le projet. Ça me détendait, ça m’ouvrait l’esprit. C’était des petites parenthèses relaxantes.
Il y a un passage que j’aime beaucoup dans le film où ce n’est pas la parole qui est illustrée, mais les silences. Il fait du vélo avec sa femme. Était-ce un vrai silence lors de la rencontre, ou est-ce vous au montage qui avez fait cette pause ?
C’est pendant le montage. Des gens commençaient à me faire la remarque qu’il n’y avait pas beaucoup de place pour le silence et qu’il était sans arrêt en train de parler. Il fallait que je trouve des respirations, qui sont des moments plus musicaux, sans être forcément didactiques ou explicatifs, voire informatifs. En même temps, comme je lui ai fait un peu de peine en lui demandant de parler de sa femme, je me suis dit que pour me rattraper j’allais lui faire cette petite animation comme un cadeau. C’est pour cela qu’on les voit tous les deux sur un nuage.
Au montage, on a suivi vraiment de manière assez proche le déroulement de l’interview. S’il y a une évolution dans le récit, c’était une prise d’assurance progressive de moi-même par rapport à lui, à oser aborder des choses personnelles. Avec le temps qui passait, il y avait des questions que je n’avais pas osé poser qui pressaient un petit peu.
Mes anciens collègues au MIT ont parlé de votre film avec lui, et il n’en a dit que du bien. Le passage avec sa femme revient assez fréquemment…
C’est étonnant car il n’aime pas que l’on parle de sa vie privée. Mais en même temps, le fait que ce soit une image de lui, ce n’est pas lui. Ce n’est pas une photo de son enfance. Finalement, je l’ai imaginé étant petit. Si j’avais trouvé une petite photo de lui, durant son enfance, sur le net… mais bon, je n’ai pas cherché à le faire ressemblant. Mais cette image de lui avec sa femme marchant sur cette route l’a beaucoup touché. Il m’a dit qu’il l’avait accrochée dans sa chambre.
Le choix de la musique ?
C’est un compositeur avec lequel je voulais travailler sur « Eternal Sunshine Of The Spotless Mind », mais les producteurs n’avaient pas voulu. Il s’appelle Howard Skempton, il fait de la musique contemporaine. J’ai toujours aimé ce qu’il faisait et j’ai utilisé beaucoup de morceaux du même album.
Vous ne vous comprenez pas tous les deux quand vous évoquez l’image du chien (ou du tigre), que l’on voit en premier dans sa vie, avant de voir un chien (ou un tigre) en vrai. Avez-vous hésité à garder ce passage, comme une incompréhension, ou au contraire, cela montrait les difficultés du langage ?
C’était rigolo car on le sentait vraiment comme quelqu’un qui n’écoute pas forcément son élève, et moi comme l’intervieweur frustré qui n’arrive pas à se faire comprendre.
Votre animation est en effet assez explicite…
Oui, c’était distrayant justement, ça me faisait un peu penser à du Krump avec le côté super énervé. Je l’ai gardé parce que c’était drôle, ça faisait vivre. Ça correspond au mot animé un petit peu, car mis à part ça, c’est surtout lui qui parle. Cette « engueulade » où il n’arrête pas de me couper la parole arrive à un moment du film un peu ardu. Ça fait une respiration. C’est comme si vous me posiez une question et que je vous donnais la réponse alors que la question est tout juste commencé. Il y aurait une frustration de votre part, on peut faire l’expérience : vous me dites deux mots et que je vous dis « ce n’est pas comme ça ». C’est énervant (rires). Je voulais le montrer, c’est un peu comme une forme d’honnêteté. Puis je trouvais que les erreurs de compréhensions, les quiproquos faisaient partie du projet.
Dans les bonus de « L’Écume des jours », vous dites « J’essaie de réveiller la créativité que tout le monde a, mais que peu de gens finalement utilisent ». Vous interrogez Noam Chomsky sur la créativité, avec l’exemple de la construction de la ville, et il répond à côté…
C’est énervant, n’est-ce pas ? Je pense que c’est trop abstrait et il y a trop d’extrapolations. On pourrait dire « Quand on construit quelque chose, on a une dotation génétique qui va nous faire faire des formes plutôt que d’autres ». Mais, à mon avis, avant d’arriver à une telle conclusion, il faut tout un travail de recherches, qui n’est pas fait, donc il ne s’y risque pas. Lui, il a étudié ça par rapport au langage. D’autres l’utilisent par rapport à la morale. On ne l’a pas utilisé par rapport à l’architecture. Je pense qu’il essaie de me faire comprendre que je fais un raccourci, qui n’est pas forcément scientifique.
Quand je lui demande de parler de l’inspiration, il fait le même écart.
Peut-être que cela ne s’étudie pas, dans le sens « mettre des choses dans des cases ». L’inspiration est peut-être comme la poésie…
Oui, mais je pense qu’il le respecte, comme il respecte mon travail sur le film. A d’autres occasions, qui n’étaient pas filmées, il m’a dit qu’on apprend plus de choses sur la philosophie en lisant des auteurs, comme certaines nouvelles russes ou françaises, qu’en lisant les philosophes eux-mêmes. Il respecte l’art, mais il ne veut pas se lancer dans une exploration psychologique de ces phénomènes. Quand je lui demande si la relation qu’il a eue avec sa femme durant toute sa vie l’a aidé dans son travail, il évite parce que c’est trop psychologique. Par exemple, je connais pas mal le travail de Richard Feynman, dont je parle dans le film. C’était quelqu’un de très important pour moi, et il détestait la psychologie. Je ne sais pas si Noam déteste la psychologie, mais c’est en tout cas un terrain proche du sien, sur lequel il ne veut pas empiéter.
Quand vous lui faîtes remarquer le sentiment constant de détérioration du monde, dont chaque génération accuse la précédente avec « Quand j’étais jeune, la vie était meilleure », sa réponse est passionnante avec le contre-exemple de l’agronomie.
Il répond encore à côté. C’est marrant car j’ai réfléchi à ce problème car j’entends cette phrase tous les jours. Mais je pense qu’en vieillissant, on lâche prise. Moi, par exemple, je n’ai pas d’I-phone, je n’arrive pas à faire fonctionner un écran tactile : c’est comme si je n’étais pas là. Je n’ai jamais joué à un jeu vidéo de ma vie, je suis resté aux flippers. On perd le contact avec ce qui devient le quotidien des autres, toutes ses nouveautés, donc on a l’impression que « C’était mieux avant ». On trouve que les techniques enregistrement changent sans arrêt en ce moment, mais dans les années 20, ils sont passés du piano roll avec les bandes en papier perforé aux bandes magnétiques, puis à la gravure sur cire. Il y a des périodes où ça évolue plus vite que d’autres.
Il m’a fallu du temps pour m’habituer à la voix de Noam Chomsky, et donc au début, j’avais les yeux rivés sur les sous-titres, au risque de ne pas regarder vos animations. Avez-vous pensé à faire une version doublée et pas sous-titrée ?
J’y ai pensé à un moment donné. Je suis entré en contact avec la personne qui faisait la traduction simultanée lors de son passage au Collège de France pour la retransmission à la télé. J’avais pensé à faire une traduction simultanée qu’on synchroniserait, l’animation ne gênerait pas. Au final, on a laissé sa voix. Il y a un type de films où le spectateur exige la voix originale. Même si certains ont été gênés, je reste persuadé que les 9/10e des gens auraient été très très frustrés de ne pas avoir la voix de Noam Chomsky. Elle est très particulière. Mais j’ai vérifié chaque sous-titre pour que l’interprétation soit à mon sens la plus exacte possible.
Discuter avec quelqu’un d’une science que lui a définie, c’est assez fascinant. Comme quand j’ai été voir un concert de James Brown : il jouait la musique qu’il a inventée, le funk. Le voir sur scène, jouer la musique qu’il a inventée, c’est quand même différent que de voir quelqu’un d’autre qui joue cette même musique. D’avoir accès à quelqu’un qui invente le sujet de la conversation, c’est assez impressionnant.
Je n’ai rien contre les sous-titres. Par exemple, à Marseille, ils avaient projeté « Soyez sympas, rembobinez » en anglais. Comme c’était pour des jeunes, je m’étais dit que la version française aurait mieux convenu en version française.
Est-ce que c’est facile de proposer ce projet aux distributeurs ?
Demander derrière (la distributrice est derrière moi). Je ne sais pas si c’est facile, mais ils vous font travailler dur (rires). Ce film n’a pas coûté énormément d’argent, et l’objet existait quand on a cherché un distributeur. La distribution ne fait pas partie de la fabrication en tant que telle, mais elle fait partie de l’existence de l’objet.
Le film a été présenté à la Berlinade. Comment le public a-t-il accueilli votre film ?
Délirant (rires)
Je voulais plutôt savoir si les réactions changent selon les pays.
En général, ça se passe bien. De temps en temps, une personne n’est pas d’accord avec Chomsky. Ou une personne a voulu remettre la psychanalyse dans le sujet et j’ai rejeté un peu l’affaire car je ne suis pas un fan de celle-ci.
Vu que vous avez 3 heures d’enregistrements, peut-on espérer les entendre dans votre documentaire sortira en vidéo ? Car je serais bien restée dans la salle pour en voir plus…
Certains pensent au contraire qu’il y en a déjà beaucoup (rires). Il y a un making-of qui est assez détaillé, où on me voit faire un plan, où j’explique la technique. Mais je ne crois pas qu’on mettra le reste.
Qu’est-ce qui vous rend heureux ?
Ah, on me l’a déjà posé cette question ! (Michel Gondry la pose à Noam Chomsky dans le film). Écouter les gens parler. J’étais très timide quand j’étais jeune, et j’ai été amené à devoir parler plus par mon travail. J’aime bien rencontrer les gens qui ne sont pas du milieu du cinéma, et qui font quelque chose de totalement différent. Hier, j’ai parlé avec une avocate pendant 2-3 heures de son boulot. Je n’ai pas atteint un niveau de bonheur inouï, mais c’était enrichissant.
Aller voir un film avec mon fils. On avait été voir « A.I. » quand il avait 11 ans, et il avait compris plus de choses que moi. Faire des choses avec lui. Il est extrêmement drôle.
Le fait que Noam ait aimé mon film, ça me rend heureux. Comme il l’a vu 3 fois, cela veut dire qu’il s’est assis 3 fois dans une salle de cinéma, avec un film projeté en face de lui, car depuis la mort de sa femme, il ne sort plus.
Un autre truc, qui est débile, mais quand sa femme est morte, je me suis demandé qui allait lui acheter ses affaires. Ce n’est pas pour être macho, c’est par mimétisme avec moi. Au bout de 4 ans, le jour où il a vu le film pour la 3e fois, c’était aussi le jour de son anniversaire mais je ne le savais même pas, j’ai été acheté un pull irlandais. Je l’ai emballé, et je lui ai donné. Il était très touché. Parfois je regarde ses vidéos sur le net où il fait des discours supers importants politiques ou philosophiques, je ne regarde que le pull (rires).
Vos futurs projets ?
J’écris un film sur deux adolescents, leur amitié, leurs projets.
Et des séries ?
La télé est très en vogue aux États-Unis, avec les Netflix et autres services qui ont explosé. J’ai un projet de série participative où les spectateurs proposent une suite à l’histoire.. J’ai commencé le premier épisode avec des acteurs connus. Il ne durait que 2 minutes, une journée de tournage. Après les gens, à travers le net, reprendraient les personnages, en se déguisant avec les mêmes habits. Ils continueraient l’histoire un peu comme un cadavre exquis. On diffuserait 5 propositions d’épisode et le public voterait. J’ai proposé ça, et je ne sais pas où ça en est.
J’avais proposé une autre série où le héros mourrait à chaque fois d’une mort différente.
Ce jour-là, nous étions 3 à avoir vu le film et à poser des questions à Monsieur Gondry, vous trouverez ici celles de L’Indignée.
Cette nuit-là, Michel Gondry répondait aussi aux questions du public de l’Utopia, l’enregistrement est ici.
Et « les films que j’aime » de Monsieur Gondry sont ici aussi !