Sébastien Bournac reprend au Théâtre Sorano sa mise en scène de la pièce de Jean-Marie Piemme.
Les arts regorgent de figures animales, projections chimériques de nos vicissitudes humaines. La littérature à ce titre n’est pas en reste et fait souvent appel à nos amis les bêtes pour dépeindre le vil monde des hommes. Aux côtés de “Croc Blanc” ou de “L’Appel de la forêt”, de Jack London, le “Chien blanc” de Romain Gary se fait le miroir grossissant de la lutte raciale de l’Amérique des 70’s. Dans “Mon chien stupide”, de John Fante, le toutou obsédé sexuel est un prétexte littéraire subversif à même de faire voler en éclats les faux-semblants d’une famille et venger la vie de son frustré de propriétaire. Le théâtre aussi fait entendre la voix de son maître : au rayon des histoires canines où l’homme est bien souvent le meilleur ami du chien, vient se ranger “Dialogue d’un chien avec son maître sur la nécessité de mordre ses amis”, texte de Jean-Marie Piemme que Sébastien Bournac avait créé la saison dernière dans ce théâtre Sorano qu’il n’avait pas encore fait sien. Cette pièce même qui provoqua chez le nouveau directeur la commande d’écriture au dramaturge belge de “J’espère qu’on se souviendra de moi” — opus présenté en ce début de saison et nettement moins mordant s’il en est que ce “Chien”. Ici, le canidé a des allures d’Anubis mais se prénomme Prince, il parle et boit du café, parfois des bières. Déboulant un jour, comme tout bon cabot faisant les bonnes histoires, dans la vie de Roger, il vient frotter sa présence bruyante, insolente et vivante à la solitude et la dépression de ce portier d’un hôtel de luxe, reclus dans sa caravane, aux abords d’une bretelle d’autoroute. Ces deux chiens galeux abandonnés par la société feront un bout de chemin ensemble, à l’issue duquel Roger retrouvera sa fillette et sa dignité et sortira la tête de l’eau.
Interprétant ces deux grandes gueules, deux comédiens à l’abattage indéniable : Régis Goudot dans le rôle du bougon, barbu et voûté Roger, et le tout-fou et longiligne Ismaël Ruggiero dans la peau de l’impertinent chien philosophe. Ils viennent servir une joute verbale rythmée, fouettée par les percussions enragées de Sébastien Gisbert qui sait tirer de ses bassines de zinc ou du décor métallique une transe tribale, enivrante, jubilatoire. Une mise en scène rock’n’roll, une forme dramaturgique classique avec séquences dialoguées et apartés au public, une scénographie hétéroclite où se disputent la chaleur lumineuse d’un lustre baroque et la froideur d’un néon contemporain : l’ensemble, il est vrai, est joyeusement foutraque mais tourné vers un théâtre populaire qui entend désacraliser le pouvoir et les institutions — comme en son temps “Les Oiseaux” d’Aristophane. Si la satire politique tombe dans les écueils, les généralités et les caricatures convenues et ressassées, c’est grâce à la fable philosophique mettant en scène un homme « animalisé » et un chien humain dont la rencontre improbable provoquera une renaissance, que la pièce donne son os à ronger et atteint son but : celui de nous interpeller dans notre altérité, comme le faisait “L’Apprenti” ou “Dreamers”, inventant cette terre utopique, vivante, de tous les possibles, cette communauté d’hommes, que seul le théâtre permet. Où ailleurs qu’au théâtre peut-on entendre un chien chanter “I Wanna be Your Dog” des Stooges ? Où ailleurs qu’au théâtre peut-on prendre sa revanche sur le réel et renverser les mécanismes de nos sociétés déshumanisées ? Où ailleurs qu’au théâtre est-il nécessaire de mordre ses amis ? En dehors des planches aussi parfois… mais gare à ne pas trop enfoncer les crocs, au risque de se voir réserver un chien de sa chienne…
Une chronique de Sarah Authesserre pour Intramuros
- Du 5 au 8 janvier (du jeudi au samedi à 20h00, dimanche à 16h00), au Théâtre Sorano (35, allées Jules-Guesde, 05 32 09 32 35, theatre-sorano.fr)
photos © François Passerini