Plus de quatre siècles auront été nécessaires pour voir le Théâtre du Capitole, en ses murs, produire l’ouvrage que l’on qualifie comme étant l’exemple fondateur d’un genre nouveau promis à un bel avenir : l’opéra. Deux représentations seulement pour satisfaire votre curiosité, le 5 et le 6 décembre de ce que l’on désigne alors sous le nom de favola in musica, la fable en musique.
Ce fameux Orfeo est en cinq actes et un Prologue, composé sur un livret d’Alessandro Striggio, conseiller du Duc et commanditaire. Il fut créé le 24 février 1607 au Palais ducal de Mantoue, en présence bien sûr du duc qui, féru de musique, avait assisté à toutes les répétitions et qui assistera d’ailleurs à toute les représentations qui seront données dans la foulée au palais. Grâce aux dernières recherches, on sait qui a chanté dans chaque rôle, et on sait même les instruments et musiciens en présence pour cette première. Les rôles féminins sont évidemment chantés par des castrats. Dans chaque intervention chantée, Monteverdi signale sur la partition les instruments qui doivent l’accompagner. C’est un des premiers à effectuer ce travail.
Lieu fragile, où poésie, geste, musique, battent d’un même cœur, l’opéra est ici présenté dans une mise en espace de Mathilde Étienne, l’ensemble étant dirigé par Emiliano Gonzalez Toro. Les musiciens sont ceux de l’Ensemble I Gemelli créé par Emiliano, tous grands défenseurs des musiques de cette époque, jouant donc sur instruments anciens. Un point d’importance à souligner : « l’ensemble se caractérise par une direction musicale spécifique en ce sens que les dynamiques partent du chant, du plateau vocal, le continuo et l’orchestre étant considérés comme une expansion du chant et de la rhétorique du texte. À l’inverse d’une direction venant de la fosse, l’ensemble suit les inflexions d’un chef-chanteur dans une recherche à la fois mélodique et déclamatoire, inscrite dans un contexte harmonique. »
« Monteverdi, le premier, sut articuler la musique de telle façon qu’elle fut consciente à chaque instant de sa fonction au service du drame. » Alban Berg
Les personnages et leurs voix, et leurs interprètes :
La Musica : muse qui décrit les pouvoirs d’Orphée – soprano – Emöke Baràth
Orfeo : jeune poète et musicien, fils de Calliope (muse de la poésie) et du dieu Apollon – ténor – Emiliano Gonzalez Toro
Euridice : jeune nymphe aimée d’Orfeo – soprano – Emöke Baráth
Messagiera (Silvia) : personnage qui transmet aux hommes les décisions et les jugements et – Anthea Pichanick
Speranza : personnage qui conduit Orfeo au seuil des Enfers – soprano – Alix Le Saux
Caronte / Caron : passeur qui emmène les morts sur sa barque, le long du Styx, jusqu’au royaume de Pluton – basse – Jérôme Varnier
Proserpina : épouse de Pluton, déesse de la végétation et des plantes qui réside la moitié de l’année en Enfer et l’autre sur terre –soprano – Mathilde Étienne
Plutone : dieu des Enfers et des mondes souterrains – Nicolas Brooymans
Apollo : dieu du Soleil, de la Lumière et de la Beauté, père d’Orfeo –ténor – Fulvio Bettini
Une nymphe, Ninfa : Maud Gnidas
Des bergers
On vous dispense du synopsis car on ne peut croire que vous puissiez ne pas connaître ce mythe absolu, tant et tant de fois décrit, mis en musique, représenté au théâtre, dansé.
Le mythe des mythes, c’est ainsi que celui d’Orphée a pu être qualifié. Mythe inusable, imbattable puisqu’on a recensé près de deux cent soixante œuvres musicales dont il est le “phare“. Opéras, ballets, “masques“, cantates, vaudevilles, pièces pour piano, pour orchestre, pour chœur. Bonnes ou mauvaises, Orphée en est l’unique sujet, responsable de la plus incroyable histoire d’amour de toute littérature. Qui peut se vanter d’avoir vu mourir deux fois l’objet de son amour et donc, le perdre deux fois ? pas de place pour retracer le parcours du susnommé mais signalons tout de même qu’Orphée est musicien. C’est de sa lyre et de son chant qu’il détient tous ses pouvoirs d’envoûtement tel un chaman. D’ailleurs, le lien primordial qui l’unit à Eurydice, c’est le chant. L’amour entre les deux est d’ordre fondamentalement musical. Orphée a conquis Eurydice par le chant, et le chant d’Orphée, c’est l’amour même. Orphée, c’est la musique, son pouvoir est musical, son amour est musical. D’entrée, l’action, les personnages fusionnent avec la matière de l’œuvre. Et qui donc parle en premier grâce au librettiste Striggio ? C’est la Musique, la maîtresse du jeu. C’est elle qui va réussir le tour de force, en ce début du seizième italien, de caractériser chaque personnage grâce à l’écriture du compositeur qui va ainsi donner à chacun sa personnalité d’être vivant.
Le pourquoi d’un tel engouement reconnu de nos jours pour cet ouvrage vieux de plus de quatre siècles : « la richesse expressive de l’Orfeo vient de ce qu’il est le résultat d’une patiente synthèse, très progressivement élaborée. Monteverdi ne renie rien du passé : il insuffle dans la musique un pouvoir expressif nouveau sans rien briser de ce que le passé lui apporte. L’Orfeo, à la différence des œuvres d’un Peri ou d’un Caccini, n’est pas une œuvre engagée dans la découverte d’un style nouveau, mais la compénétration intime du stile rappresentativo et du vieux madrigal. Alors que l’Euridice est une déclamation musicale d’un seul tenant, Monteverdi bénéficie d’une extraordinaire diversité de langages qu’il s’est appropriés qu’il a mûris, et dont il se sert quand bon lui semble.
Toutes les formes disponibles à son époque il les utilise : le madrigal proprement dit, à voix seule comme par exemple le grand air d’Orphée à l’acte I ; ou polyphonique, lorsque le chœur vient commenter l’action ; ou sous la forme de duos concertants, enserrés dans des ritournelles instrumentales.
Il utilise la canzonetta sur des rythmes de danse, la chanson mesurée alla francese comme la chanson d’Orphée à l’acte II : Vi ricorda, bosch’ombrosi). Mais, le plus admirable, c’est que sa récitation musicale soit si peu desséchée : c’est qu’elle aussi est mélodiquement sentie) » Philippe Beaussant – Cahiers du Festival d’Aix
Résumons les soubresauts de cet opéra créé en 1607, et qui connut des fortunes diverses. Au cours du XVIIè siècle, on ne relève qu’une dizaine de représentations, la dernière étant datée de l’année 1614. À la fin du siècle suivant, on trouve mention de l’Orfeo dans les récits de voyageurs connus comme Charles Burney ou John Hawkins. La partition va rester dans les rayonnages de bibliothèques pendant plus de deux siècles. Elle ne refait surface qu’à partir de 1832 lors d’un des concerts historiques organisés par le dénommé François-Joseph Fétis, dans la salle des concerts du Conservatoire de la Musique et de la Danse à Paris, dont il est un des enseignants. Un concert dans lequel il ne présente que de brefs extraits de partitions de Jacopo Peri, Caccini et Claudio Monteverdi. Par exemple, le concert en date du 8 avril 1832 présentait des extraits du Ballet comique de la Reyne, de de Beaulieu, de l’Euridice de Jacopo Peri et Giulio Caccini et de l’Orfeo de Claudio Monteverdi. Pour ce dernier, les instruments étaient les suivants : violes, basses de viole, clavecin, orgue, guitare et harpe. Mais encore, le Xerxès de Cavalli, tout cela dans la première partie car dans la seconde, les présents ont eu droit à des extraits d’Armide de Lully, de Basilius de Keiser, du Scarlatti, du Haendel, du Pergolèse et autres œuvres allant jusqu’à …Gretry. Monteverdi n’est pas placé en tête du peloton, considéré par le maître des cérémonies comme un inventeur inexpérimenté et naïf, au même titre qu’un Peri ou un Caccini. Il considère d’ailleurs leurs œuvres comme des « monuments curieux de la musique ».
Mais alors, à quand la consécration ? L’opéra va la connaître de façon inopinée, au tournant des XIX et XXè siècles en France, l’Orfeo étant déclaré comme opéra inaugural et son auteur comme figure de génie. Étonnante destinée pour cet œuvre classée donc opéra qui se présente bravement, aux portes de la postérité, avec tambours et trompettes, par une fanfare tonitruante trois fois répétées.
On peut noter que c’est un certain Vincent d’Indy, nous sommes en 1904, pas toujours très tendre avec ses collègues contemporains, qui va œuvrer pour la notoriété de Monteverdi, appuyé en cela par Romain Rolland qui déclarera : « Il ne s’agit pas d’une curiosité historique mais d’un chef-d’œuvre… », et plus loin encore, au sujet de la direction d’orchestre du musicien : « Acte de piété envers un des plus grands génies et des plus oubliés de la musique ». On ne s’attardera pas sur les qualités du travail d’historien mis en avant mais on remarquera que c’est à partir de ces premières années du XXè siècle que se met en place une forme de frénésie de récupération et restauration du patrimoine qui perdure d’ailleurs avec d’autres moyens techniques. Les bibliothèques sont assaillies par des chercheurs et musiciens et chanteurs avides de partitions nouvelles, les seuls supports étant bien sûr, le papier.
En savoir un peu plus sur le compositeur.
Alors vint Claudio Monteverdi
Enfant de la Renaissance, funambule du chant mélodique et de la polyphonie, ce maître du madrigal sait capter « les étoiles du nord » et « les astres vénitiens », ses prédécesseurs, pour ouvrir la route au grand opéra. Et pour douze écus par mois ! Puis, la Sérénissime lui fait des avances…
Monteverdi, c’est ce genre de roseau pensant, avec une santé de fer. Attendrissant comme l’agneau blotti dans le thym, et qui finira en beau vieillard bien sec. Désarmé, frémissant telle une graminée des champs, Claudio, impressionnable, sensitif, est tout prompt à suffoquer de bonheur sensuel (encore à soixante-dix ans, et prêtre tardif !) en évoquant la saveur des baisers des femmes, tout comme de s’effondrer sous le chagrin des humiliations et des deuils. Alors il fuit, retourne au nid natal, à Crémone, pour se revigorer dans le giron de la tribu. Papa, le bon docteur Baldassare Monteverdi doit fournir à l’occasion un certificat de maladie à son grand garçon de quarante ans (l’aîné de cinq), quand le pingre et fantasque patron de son cher fils, Vincenzo de Gonzague, duc de Mantoue, menace de le punir pour absence injustifiée.
Claudio le délicat, l’exténué, « Claudio se crève de travail » s’inquiète son frère cadet, son défenseur, son imprésario, Giulio Cesare. Et pourtant, surtout ne pas s’y fier car la structure est celle d’une jeune tige d’osier, mais dedans, la mécanique est d’acier. Le raffiné, l’ « intello » qui fréquente Platon et les vieux Latins, l’amène et courtois Claudio est le compositeur le plus têtu de tout l’Occident. Plus rageur d’avoir raison, plus intrépidement obstiné, plus libre, car s’il est un domestique, il n’est pas pour autant à vendre.
Dans cette Italie convulsive du naissant Seicento, dévastée par les guerres, le retour de la peste noire, les incendies, les pillages, l’hérésie de la peur propagée par la Contre-Réforme, les pourchasses encore de l’Inquisition, les excès capricieux de princes décadents, Claudio Monteverdi, sûr de son pas comme le berger de transhumance, enjambe son siècle, élève une œuvre qui ourdira les plus purs bonheurs en des siècles lointains. Ce modeste a fini par avoir raison de n’en pas douter. Le purgatoire aura tout de même duré plus de trois cents ans.
Rien, jamais, pas même les aboyeurs à ses chausses ne détourneront sa marche égale d’ascensionniste jusqu’au sommet qui l’obsède (« que la petite montagne de mon génie verdisse »), ainsi qu’il l’écrira au pape, en jouant sur son nom Monte-Verdi) : une musique inouïe. Hérétique, dissident, jusqu’au surgissement d’un chant qui n’appartient qu’à lui, jamais entendu, puisé au tréfonds des émotions humaines.
Pour Claudio, cet enfant qui a tété aux mamelles de la Renaissance, l’être humain est la mesure du monde, la forme achevée de la nature, la réflexion de l’Univers, l’écho des harmonies cosmiques. Sa musique chantera, enchantera les palpitations innombrables du cœur dans l’existence, et jusqu’au dernier versant.
Monteverdi verrouille l’âge gothique. Son art a plus de rapport avec la musique de Haydn, de Mozart, de Beethoven ou même de Brahms qu’avec celle de Palestrina. Pourtant plus de deux siècles le séparent de Brahms alors que vingt-cinq ans seulement séparent le jeune Monteverdi de Palestrina à la fin de sa vie. Chez lui, les émotions seront sublimes, aux confins des étoiles, quitte lorsqu’il est en haut, à mettre le pied en plein désespoir. Mais, sublimes, et jamais angéliques. De chair. Comme Shakespeare, son contemporain, seule la nature humaine l’intéresse.
Crémone, 15 mai 1567, dans cette famille ancienne et de bon renom, de luthiers et de médecins, on se dépêche de baptiser le fils premier- né de Baldassare Monteverdi. Une façon de lui assurer une place parmi les bruissements d’ailes des anges à l’entour des balustres du Paradis. Car en ce temps-là, on porte en terre tant de bébés que l’on se hâte. Sans oublier le rêve tenace qui hante ces hommes de « l’harmonie essentielle » qui associe les convictions catholiques aux préceptes de la sagesse païenne. Claudio, comme son père, pénétré de culture antique, vivra robustement à l’aise dans sa foi chrétienne qu’il exaltera dans les flamboiements grandioses des Vêpres de la Vierge.
Crémone, entre Milan et Parme, ourlée par les eaux serpentines du Pô, était alors une petite ville qui florissait grâce à la musique. Au long de ces ruelles aux senteurs de miel et résine, érable et sapin, les luthiers façonnent, tournent, assemblent les instruments les plus parfaits de l’Europe, déjà, près d’un siècle avant les Stradivari et Guarnieri. Ils fournissent en violes, luths, violoncelles, les cours et les chapelles musicales d’Italie, de France, d’Allemagne autant que les familles aisées qui s’adonnent au plaisir des concerts domestiques. Ils achètent des guitares (c’est la mode), des petites trompettes en bois, les cornetti, au son inimitable, et des petits violons miniatures qu’on fourre dans la poche de son habit, les “pochettes“. Ainsi en est-il de l’environnement du jeune Claudio qui, très vite pris en charge par un maître de chapelle, excellent madrigaliste et compositeur religieux, apprendra le chant, le contrepoint, à jouer de la viole, du violon, et plus paraît-il, imprimera à quinze ans son premier recueil de vingt motets à trois voix…
Le jeune homme va composer et publier des Madrigaux spirituels, des Canzonette à trois voix, des Madrigaux à cinq voix…Plus tard encore des Livres de Madrigaux jusqu’au Huitième. Ses mélodies respirent, s’élancent avec des émotions de plus en plus naturelles, des dissonances de plus en plus étonnantes et fruitées… . Claudio va déchirer, détruire, brûler quantité de madrigaux, d’œuvres de circonstance, des pans entiers d’opéras, car il ne veut livrer à la pérennité que la fine fleur de sa farine. Toutefois, il faut aussi…gagner sa vie donc il faut se soucier des parutions pour que les amateurs ne vous oublient pas.
Billetterie en Ligne du Théâtre du Capitole
Théâtre du Capitole