Pour sa 25è édition, la Semaine polonaise propose une découverte de la culture jazz en Pologne, à travers concerts, expositions, tables rondes, spectacles, films, et la présence d’artistes internationaux. Entretien avec Kinga Joucaviel, enseignante et organisatrice de la manifestation.
Comment est née “La Semaine polonaise” ?
> Kinga Joucaviel : « Elle a été créée en 1992 pour donner de la visibilité à la section de polonais de l’université, qui était une toute petite section. Promouvoir une culture polonaise différente des stéréotypes folkloriques était un moyen d’attirer des étudiants. Au fil des années, elle est devenue cette plateforme d’échanges entre enseignants, étudiants, artistes et sympathisants français et polonais, inscrite dans le paysage culturel de la ville : à la librairie Ombres Blanches, l’Hôtel Dieu, la Cinémathèque, au musée des Augustins… “La Semaine polonaise” s’ancre toujours sur un colloque — socle théorique de la manifestation — qui se déroule à l’Université Toulouse Jean-Jaurès. Autour de ce colloque, se tissent des événements artistiques : expositions, spectacles vivants, projections de films et concerts. »
Cette 25ème édition est dédiée au jazz. Qu’est ce qui a motivé le choix de cette thématique ?
« Chaque édition contient toujours un volet musical, même si le thème de certaines “Semaines polonaises” n’est pas musical. Le jazz occupe une place importante dans la culture musicale polonaise, en dehors de Chopin — à qui nous avons déjà consacré deux éditions — mais il n’est pas connu ou pas suffisamment du public occidental. Le jazz est arrivé des États-Unis en Pologne presque au même moment que dans tous les pays occidentaux, dans les années 1920. De nombreux groupes de jazz étaient actifs dans l’entre-deux-guerres et même pendant la guerre! À cette époque, il s’agissait de jazz swing, calqué sur le jazz américain, pour danser. »
Quel fut le rôle du jazz dans la Pologne communiste, sous la doctrine du réalisme socialiste ?
« C’était un moyen de contestation. Willis Conover, producteur de jazz et présentateur radio américain qui a propagé la musique de jazz dans le monde entier, a dit que Lech Walesa n’aurait pu atteindre cet objectif de libéralisation du régime s’il n’y avait pas eu le jazz! C’est peut-être excessif, mais il est vrai que le jazz représentait une forme de protestation, et aussi une fuite dans un monde meilleur que celui qu’offrait le régime communiste à la Pologne après la guerre. Au moment où la doctrine du réalisme socialiste de Staline a été officialisée, en 1948-1949 dans tous les pays satellites, on a assisté à une prolifération de groupes de jazz en Pologne. Plus tard, cette musique été reléguée à la quasi clandestinité car considérée comme subversive. Dans notre exposition retraçant l’histoire du jazz en Pologne, on pourra voir des photos de la persistance de cette musique dans des caves, dans des appartements en ruine… on l’appelait “le jazz des catacombes”, terme employé avant le dégel, c’est-à-dire avant la mort de Staline et l’assouplissement du réalisme socialiste — cette doctrine imposée à toute création artistique. La “Semaine polonaise” nous montrera comment le jazz issu des “work songs” des esclaves noirs est devenu en Pologne le même outil de fierté et de combat pour la liberté dans la Pologne brimée. »
Comment les Polonais avaient-ils accès à cette musique, notamment aux émissions de “Voice of America” durant cette période ?
« On pouvait écouter Radio Free Europe, malgré la pénurie des récepteurs radio et les brouillages imposés par le régime qui déformaient le son de la musique. Il y a eu aussi le cas de Jan Ptaszyn Wróblewski : premier musicien de jazz derrière le rideau de fer à être parti aux États-Unis. Il affirmait combien il était important de voir ce qui se passait ailleurs et d’être sur place pour pouvoir évaluer le niveau du jazz polonais au regard de l’ensemble de la production américaine. »
Quelle est la spécificité du jazz polonais ?
« Le jazz — d’origine américaine — s’est singularisé en Pologne grâce à certains musiciens qui y ont introduit des éléments du folklore polonais. Chopin est aussi un formidable vivier de paraphrases jazzistiques : Leszek Mozdzer excelle dans ce type d’improvisations sur la musique de Chopin. »
Quelle était la place du jazz polonais dans le monde occidental ? Y a-t-il eu des influences mutuelles de part et d’autre du rideau de fer ?
« Le compositeur Krzysztof Komeda était très apprécié des jazzmen étrangers. Toute cette génération de jeunes rebelles qui avait son siège dans les anciennes YMCA ou à l’école de Lodz revendiquait la liberté dans l’art. Des cinéastes tels que Roman Polanski, Andrzej Wajda, Jerzy Skolimowski… des acteurs comme Zbigniew Cybulski, des musiciens comme Krzysztof Komeda… tous se retrouvaient dans cette école pour faire autre chose que ce qu’imposait le régime. Certains ont eu l’occasion de partir. Ce fut le cas de Polanski qui réalisa “Rosemary’s baby” aux États-Unis en 1968, en utilisant la musique de Komeda. Ce film a propulsé le compositeur sur le territoire américain, malheureusement, il est mort très jeune. Cependant, sa musique vit toujours, notamment grâce à Leszek Mozdzer qui interprète ses morceaux : on pourra l’entendre lors d’un concert au musée des Augustins dans un arrangement de ce pianiste et compositeur. »
Qu’en est-il du jazz en Pologne aujourd’hui ? Peut-on parler d’un jazz typiquement polonais, incarné notamment par Leszek Mozdzer ?
« Le jazz polonais se porte très bien. Il faut souligner que les premiers festivals de jazz dans les pays de l’Est avaient lieu en Pologne ; d’abord à Sopot, en 1956, ensuite est né à Varsovie le festival “Jazz Jamboree”, en 1958. Donc, le jazz polonais existe fortement depuis longtemps, mais est-ce qu’il y a une véritable différence avec le jazz américain hormis ces éléments liés au folklore et à Chopin ? Nos conférenciers s’exprimeront sûrement à ce sujet. »
Quel est le programme du colloque qui aura lieu à la Maison de la Recherche de l’université ?
« Notre colloque va tout d’abord nous sensibiliser sur la présence du jazz en tant qu’élément de contestation. Nous parlerons aussi avec les conférenciers venus de Pologne, de France, d’Allemagne et d’Italie, de l’improvisation libre en Europe dans les années 50-60, de l’influence du jazz américain sur le jazz polonais et de l’américanisation de la société polonaise pendant la Guerre froide. Des films seront commentés, comme ceux d’Andrzej Wasylewski sur l’évolution du jazz en Pologne. Ces films documentaires très précieux montrent bien l’ambiance et le contexte de l’époque de ce fameux “jazz des catacombes”. Ils donneront au public français une idée de cette histoire du jazz polonais qui devait lutter pour pouvoir s’ancrer en Pologne et y rester. Il y aura aussi une table ronde sur le jazz dans le cinéma polonais, au delà de la période des catacombes. Nous entendrons également une conférence sur le poète et universitaire américain James Emmanuel, décédé en 2013, qui a enseigné à l’université de Toulouse. Et nous verrons comment le jazz se superpose dans sa poésie, tout comme l’écriture jazz se manifeste dans l’œuvre de Leopold Tyrmand. »
https://youtu.be/clOM-O0Gm7U
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Le jazz a aussi imprimé son rythme, sa couleur, son langage sur les autres disciplines artistiques : le cinéma, la poésie, les arts de la scène et les arts plastiques. Comment “La Semaine polonaise” va-t-elle rendre compte de toutes ces manifestations jazziques ?
« Le jazz, c’est en effet le rythme et bien sûr l’improvisation, transposable sur le geste dansé, théâtral, pictural. Ainsi, nous verrons au cours de “La Semaine polonaise” comment la danse s’est emparée du jazz, à travers le spectacle de la Compagnie Solo Multitude dirigée par Anne Hébraud. La pièce de théâtre “Baleron”, mise en scène par Kasia Kurzeja, nous parlera plutôt de cette période communiste où tout acte de création était soumis au diktat du réalisme socialiste. Le cinéma a aussi beaucoup utilisé la musique jazz dès le départ, soit comme motif structurant soit le plus souvent dans la bande-son. Jerzy Skolimowski en parlera lors de sa venue à La Cinémathèque. Il est passionné de jazz, mais il est surtout un artiste complet, réalisateur, poète et peintre. Célèbre représentant du “jazz des catacombes”, Michal Urbaniak est l’un de nos invités. Cet immense artiste qui vit maintenant aux Etats-Unis a inventé le violon à cinq cordes. Il est le premier musicien à avoir fait entrer le jazz dans la musique philharmonique. Il se produira à l’Hôtel Dieu lors d’un concert exceptionnel avec d’autres musiciens de renommée internationale : Wojciech Karolak, virtuose de l’orgue Hammond B3 ; le guitariste britannique d’origine nigérienne Femi Temowo et le percussionniste anglais Troy Miller. Par ailleurs, les étudiants du Conservatoire et des écoles de musique sont conviés à La Fabrique, lors d’une master class donnée par Leszek Mozdzer qui se terminera par une jam session dirigée par Mozdzer. Apportez vos instruments pour un concert plein de surprise! »
Propos recueillis par Sarah Authesserre
- Du mardi 18 au samedi 22 avril, à Toulouse, renseignements et programmation détaillée : www.semainepolonaise.webnode.fr
Entrée libre sauf à la Cinémathèque + dîner de clôture à la salle des Pèlerins de l’Hôtel-Dieu (sur réservation)
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