Réflexions futiles, choses vues et souvenirs inspirés par la ville et ceux que l’on y croise.
Il y a quelques semaines, lors d’un déjeuner au Temps des Vendanges, un samedi où devait avoir lieu une manifestation contre la loi Travail dite El Khomri, j’entendis les clients d’une table voisine évoquer la « loi Haby » et un couple confiait qu’il s’était rencontré lors d’une manifestation contre cette réforme de l’enseignement. On comprend qu’il leur était difficile dès lors d’oublier la réforme de monsieur Haby. Chaque génération a connu sa campagne de manifestations, en particulier lorsqu’elles sont liées à l’éducation nationale ou plus largement à la jeunesse. Pour ceux de ma date, nés à la fin des années 60 et au début des années 70, ce fût le projet de loi Devaquet à l’automne 1986. Plus tard, il y eût le « CIP » de Balladur, le plan Juppé sur les retraites et la Sécurité sociale, le « CPE » de Villepin… Pour les lycéens et les étudiants, la grève et la manif constituent sous nos latitudes une sorte de rite initiatique Le mien s’effectua donc à l’automne 1986 et le projet de loi d’Alain Devaquet nous suggéra entre autres le slogan, certes facile mais efficace, de « Devaquet au piquet ».
Au lycée Toulouse-Lautrec, non loin des Minimes, la fronde était menée notamment par l’un des nôtres, syndiqué à l’UNEF-ID si mes souvenirs sont justes, et qui ne parlait que de « structures ». Dans ses harangues, en général matinales, dans la cour de l’établissement, il nous avertissait sur la nécessité, le caractère indispensable, l’inéluctabilité des structures. Le terme nous marqua au point que, bien des années après, mon ami Jérôme – quand nous évoquions ce drôle de temps – surnommait encore l’ancien leader syndical « Structures ». Nous votions la grève puis allions manifester dans les rues de la ville, ce qui était une façon presque « légale » de faire l’école buissonnière. Je dois avouer n’avoir participé que mollement aux manifestations, préférant m’éclipser pour filer dans une salle de cinéma. Mon opposition à la loi Devaquet fut globalement passive. Elle s’effectuait à l’ABC, au Trianon, au Club ou aux Nouveautés – autant de cinémas, à l’exception du vénérable et résistant ABC, aujourd’hui disparus.
C’était une belle époque. Celle de l’insouciance, de l’innocence, des premières fois. Rien de grave ne pourrait nous arriver, pensions-nous, même si la mort de Malik Oussekine, sous les coups des « voltigeurs » dans une rue du sixième arrondissement de Paris, vint ternir tragiquement la fête et, par la même, enterrer le projet de loi.
Depuis, je n’ai jamais plus fréquenté les manifestations malgré les justes causes qu’elles peuvent défendre. Les foules urbaines m’effraient un peu, je vois en elles – peut-être à tort – un potentiel de violence et d’effet de meute dont je préfère m’extraire. Une fois, cependant, j’ai été happé par une manifestation malgré moi. C’était le samedi 10 janvier 2015, juste après les tueries de Charlie Hebdo et de L’Hyper Cacher. J’étais sorti de chez moi vers 14 heures et m’étais dirigé vers le boulevard de Strasbourg, depuis la place Jeanne d’Arc, afin de jeter un œil sur l’ampleur de la mobilisation et la « sociologie » des manifestants. Des gens, seuls ou en petits groupes, affluaient vers Wilson et Jean Jaurès. Je suivis le mouvement avant de me retrouver pris dans une foule compacte à peu près au niveau du restaurant L’Entrecôte. Il me fallut près d’une heure pour accéder au Quick, à quelques centaines de mètres de là, et m’extirper du flot en profitant de quelques brèches. Je ne regrette pourtant pas d’avoir participé, sans le vouloir vraiment, à cette marche. Un silence presque surnaturel accompagnait les milliers de Toulousains réunis ici, petit tronçon d’un rassemblement bien plus ample. Il n’y avait pas de slogans, juste quelques pancartes et calicots, des drapeaux tricolores, un recueillement, une émotion, une décence incroyable. Des yeux rougis se croisaient, on se tenait chaud, on serrait les rangs. Un peu plus tard, on apprendrait qu’au moins 120 000 personnes s’étaient retrouvées dans les rues de la ville. Du jamais vu depuis la Libération. C’était la plus belle et la plus émouvante manifestation de ma vie. J’espère ne pas en connaître d’autres. Enfin, pas pour ces motifs.
Marche républicaine en hommage aux victimes des attentats de Paris © Patrice Nin / Ville de Toulouse