Dans le cadre du cycle Bivouac, Sébastien Barrier, Nicolas Lafourest et Benoit Bonnemaison-Fitte sont réunis sur le plateau du Théâtre Garonne autour de « Chunky Charcoal » à partager urgemment.
Sébastien Barrier était attendu comme une rock star au festival d’Avignon où il était programmé cet été pendant les «Nightshots» de la Manufacture – scène dédiée aux créations contemporaines du Off. Son « Chunky Charcoal » y était pris d’assaut, et l’autocar plombé par la canicule qui conduisait les spectateurs à la salle de spectacle était rempli de fans, qui de Paris, qui de Midi-Pyrénées, qui de Bretagne, ou de l’Ile de la Réunion ! Il faut dire que l’homme a fait le tour du monde avec son personnage de Ronan Tablantec qui affiche plus de 600 représentations. Et les Toulousains qui fréquentent le marché Saint-Aubin du dimanche matin ont croisé pendant quinze ans ce Breton en ciré jaune, bonimenteur intarissable faisant feu de tout bois.
Mais voilà, Ronan Tablantec est mort ! Tel un David Bowie schizophrénique qui en 1973 tuait son double Ziggy Stardust devenu trop envahissant, Sébastien Barrier l’a «suicidé». Comment est-il mort ? Pour le savoir, on ira voir « Chunky Charcoal », programmé au Théâtre Garonne dans le cadre de Bivouacs. « Chunky Charcoal », du nom de ces gros pastels noirs, réunit trois artistes – de la parole, du graphe et de la musique – pour un voyage sur les traces de l’humanité. Nous voici donc rassemblés comme autour d’un feu à la nuit tombée, communiant autour de ce récit jubilatoire qu’il déroule avec la légèreté et la gravité de ceux qui ont le vague à l’âme élégant. Une pensée vagabonde et prolixe entrelacée d’une multitude d’histoires de vies, toutes vraies, toutes vécues, toutes profondes et touchantes. Puisqu’il sera question de pertes et donc de se perdre, oublions volontiers qui nous sommes et où nous sommes, le temps de cette veillée à laquelle nous convie Sébastien Barrier. D’ailleurs, «il est 11h14, dimanche, et nous sommes tous des CAP carrosseurs à Calais», nous annonce-t-il d’emblée.
Saisissant dans leur envol les mots de Sébastien Barrier, le dessinateur Benoît Bonnemaison-Fitte leur donne forme en les traçant à gros coups de chunky charcoal sur une page blanche géante installée en fond de scène, jusqu’à la noircir totalement. De tous ces mots accolés, voisinant les uns les autres selon le hasard ou la place, surgit alors des corrélations, des sens nouveaux, une infinité de lectures possibles, façon «cadavre exquis» ou texte oulipien. Cette parole volubile – appelons-la aussi poème ou ode – au débit aussi précipité qu’à la syntaxe virtuose, foisonne à en donner le vertige. Ca s’enchevêtre, ça jongle avec les sonorités des mots, ça joue des doubles sens, ça digresse par associations d’idées, ça bondit de souvenirs en réflexions tout azimut, et d’évocations de rencontres en anecdotes personnelles, mais comme le chat – fidèle compagnon de l’artiste présent sur scène – ça retombe toujours sur ses pattes.
Sébastien Barrier évolue comme un funambule sur le fil délicat de l’autofiction. Mais s’il parle de lui, c’est surtout pour parler de nous. Ainsi, au détour de ses chemins de traverse, nous croiserons des amis qui deviendront un temps les nôtres, des anonymes qui ne le seront plus, des personnages de spectacle qui ont accompagné nos vies, des marins pêcheurs qui nous feront prendre le large, des poètes bretons méconnus et si sublimes qu’on se dit qu’il faudra les lire, c’est sûr. Guitare en main, le discret Nicolas Lafourest accompagne par ses riffs rugueux et boucles mélancoliques notre prédicateur épicurien. Lequel ne cache pas ses addictions diverses et variées, ces fameuses planètes qui lui permettent, telle une comète, de se perdre pour mieux revenir.
Comme le « Wee Wee Hours » de Chuck Berry, « Chunky Charcoal » est un blues qui dit au petit matin l’amour qui n’est plus, quand les vapeurs de l’alcool se sont dissipées et que l’on se retrouve seul face à soi-même. Un chant qui raconte les êtres chers, amis d’une vie ou connaissances d’un instant, que nous avons perdus et que nous perdrons encore, et qui font les plus beaux poèmes et les plus belles chansons. Un entrecroisement revigorant de la parole orale écrite et musicale en forme de témoignage universel et intemporel, pour célébrer cette humanité qu’on aimerait réconciliée. Ça s’appelle « Chunky Carcoal » et ça pourrait ressembler à l’une de ces fresques laissées dans les grottes par nos ancêtres préhistoriques. Juste «pour qu’enfin le monde demeure». À la sortie, on parle, on échange, et puis ça y est, on se dit qu’on est devenu fan nous aussi.
Sarah Authesserre
une chronique du mensuel Intramuros
Mercredi 16 et jeudi 17 décembre, 20h00, au Théâtre Garonne,
1, avenue du Château d’eau, Toulouse. Tél. 05 62 48 54 77
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photo © Nicolas Joubard