Britannicus de Jean Racine,
mise en scène Jean-Louis Martinelli,
avec Anne Benoit (Agrippine), Alain Fromager (Néron), Grégoire Oestermann (Narcisse), Alain Guyon (Britannicus), Anne Suarez (Junie), Jean-Marie Winling (Burrhus)
Le titre de la pièce de Racine » Britannicus » devient chez Jean-Louis Martinelli « Néron et Agrippine », tant le nœud de la pièce est centré sur les rapports quasi incestueux de ces deux créatures enchaînés dans le crime, la haine et le besoin de pouvoir, et plus que le sujet amoureux, de la fausse passion de Néron pour Junie qui avant tout est désir sexuel et besoin d’humiliation, c’est l’émancipation de Néron de sa mère qui avait cru le façonner et le dominer. Comment en fait échapper à sa mère, et son emprise, semble le cœur de la vision de Martinelli.
Et Néron adopte plusieurs stratégies pour s’enfuir de ce combat œdipien. En refusant de la voir ou qu’en présence d’un tiers, en mettant entre eux une femme dont il va se croire amoureux et qu’il ne veut que posséder, en se détachant du précepteur Burrhus que lui a imposé sa mère, en se mettant sous l’emprise du perfide serpent Narcisse, qui glisse dans tous les corridors, et si prompt à exacerber le narcissisme niché en chacun. Néron est à la croisée des chemins : « Las de se faire aimer, il veut se faire craindre. », il souffre de se sentir illégitime.
Cette journée sera sa bifurcation vers le mal et sa conquête du pouvoir personnel arraché par le crime irréparable de Britannicus, bientôt suivi par celui de sa mère, au mépris du peuple et du Sénat sans arrêt invoqués, puis niés.
C’est aussi l’histoire en un seul jour du basculement d’un homme, un peu veule et jouisseur, vers l’accomplissement de sa cruauté. C’est aussi en un seul jour aussi l’histoire des pertes de chacun : Britannicus velléitaire perd sa vie, Agrippine perd son pouvoir d’impératrice et de mère et un jour sa vie, Junie sa vie de femme en devenant vestale, Burrhus ses illusions de sage précepteur, Narcisse se fait déchiqueter par la foule, et enfin Néron s’il gagne sa liberté de faire le mal, perd son jouet amoureux Junie, sa mère et ses vertus.
On ne naît pas tyran, on le devient, mais à condition d’avoir de bonnes dispositions et Néron les possède amplement.
Jean-Louis Martinelli reprend sa création de 2012 au Théâtre Nanterre-Amandiers, en affinant son approche de cette grande pièce du théâtre classique : « Je reviens à Racine avec l’une de ses pièces les plus politiques : Britannicus, pour scruter ce qui peut fonder l’âme humaine, les désirs de pouvoir de la Rome antique à maintenant, et ce dans la beauté de la langue du XVIIe siècle, en alexandrins ». Il se refuse de faire des liens avec l’univers politique d’aujourd’hui bien que des ressemblances récentes semblent s’imposer au spectateur, car la folie du pouvoir est intemporelle.
Ici elle se déroule dans les splendides draperies des alexandrins de Racine, qui dans leur splendeur moirée attise encore plus la cruauté des situations et des sentiments.
Cette création de 2012 a été fraîchement accueillie par la critique, fort injustement, quand on assiste à sa reprise aujourd’hui. Certes une grande austérité, voire une certaine sévérité matinée parfois d’un certain humour presque déplacé (cache-cache de Néron derrière un rideau, mouvements de fuite du fauteuil-trône symbolisant la fuite de Néron devant sa mère) règne sur cette mise en scène.
Une scène immensément vide donc avec un fauteuil qui trône, un mur de briques au fond avec un rideau rouge où se cachera Néron, une vasque d’eau qui permet à la fois le saisissant début de la pièce avec son rideau de tulle et sa chute d’eau comme temps en marche, et le seul geste amoureux de Néron, qui va faire reprendre connaissance à Junie évanouie, sera un peu d’eau sur son visage, c’est aussi le seul moment de possession qu’il aura de Junie inconsciente. Il y a aussi un plateau tournant très lentement, mais inexorablement.
Dans ce décor froid à demi circulaire, et aux extrémités, pour délimiter l’arène du combat, des vastes portiques, lieux de fuite et de rencontre à la fois, les comédiens évoluent pieds nus sur toute la largeur de la scène, avec pour point focal le trône. Des bribes de musique entre les actes et un immense coup de tonnerre à la fin, habitent à peine la nudité de la mise en scène. Jean-Louis Martinelli joue beaucoup sur le vide et sur l’espace. Les costumes sont d’une stricte évidence, tenue virginale de Junie, falote pour le falot Britannicus, ambiguë pour le traître Narcisse, évolutifs pour Agrippine d’abord en haillons puis en majesté, et toge rouge sang pour Néron torse nu, presque exhibitionniste avec sa volonté de puissance et de musculature à la Poutine, mais manipulable à loisir, pauvre d’enfant-monstre.
Dans cet univers un peu lointain du monde feutré des alexandrins il faut, pour capter l’attention des spectateurs de maintenant une parfaite diction, une fluidité naturelle et souple pour que les paroles nous saisissent. C’est le cas grâce à des comédiens habités par la langue de Racine qu’ils restituent magnifiquement. Le spectacle est dominé par la forte incarnation d’Alain Fromager, cruel et pitoyable Néron entre crainte de sa mère et la révélation de la puissance enivrante du mal, Anne Benoit, Agrippine harpie pathétique, qui se bat pour conserver son pouvoir sur la créature qui lui échappe, et Grégoire Oestermann, Narcisse fielleux et inquiétant. Et ce au risque de centrer la pièce sur les deux confrontations Néron-Agrippine, et Néron-Narcisse, et ainsi d’effacer la douce apparition de Junie incarnée lumineusement par Anne Suarez, qui est aussi la Phèdre du dernier spectacle de Martinelli, et celle bien plus pâle d’Alain Guyon dans Britannicus qui déséquilibre la pièce par sa faible présence. Jean-Marie Winling, (Burrhus), montre bien le désarroi de la sagesse face au mal triomphant et la scène circulaire qui le fait glisser sur la scène symbolise sa défaite.
Jean-Louis Martinelli réalise un spectacle solide et classique, limpide souvent, parfois austère malgré des tentatives comiques, spectacle souvent glacial et sans audace, et qui montre bien la naissance en un jour d’un tyran enfin libéré des barrières de sa mère et de la légitimité de son demi-frère. Il peut enfin voguer librement vers le mal et la jouissance.
La prise pouvoir de Néron l’emporte sur son désir amoureux malgré la cavalcade finale, Racine voulait aussi parler de passion. Jean-Louis Martinelli se concentre sur la fascination du mal, le sadisme naissant, le monstre qui naît sous nos yeux. Jean-Louis Martinelli sait rendre à la fois le côté infantile, féroce et diabolique de Néron, coupant les liens œdipiens avec sa mère possessive, bien aidé par quelques grands acteurs à la violence larvée.
Cela est oppressant et convaincant, même si le doux oiseau Junie en est broyé.
Et tout le texte de Racine est là, rendu en majesté, en pleine lumière dans cette production de deux heures vingt sans entracte.
Gil Pressnitzer
Théâtre National de Toulouse Midi-Pyrénées