«Considéré comme l’apogée de la littérature française par la qualité de la langue et du style, la justesse des observations et l’exactitude des propos, pour qu’un roman, où une autre œuvre littéraire, devienne un « classique », il doit subir l’épreuve du temps; c’est-à-dire que les valeurs véhiculées, la symbolique, la trame humaine, la forme d’écriture soient suffisamment universelles pour ne point se démoder. Il faut que les préoccupations des personnages et la nature de l’intrigue aient encore une résonance actuelle même après plusieurs décennies voire plusieurs siècles»
Cette comédie en 5 actes et en vers de Molière, conservée à la Bibliothèque Nationale de France, a été créée au Palais Royal le 26 décembre 1662, et publiée chez De Luynes, le 17 mars 1663. Dix jours après sa première représentation, elle a été donnée au Louvre pour le jour des Rois, le 6 janvier 1663, lors d’un somptueux souper où la troupe de Molière, raconte un gazetier, « fit rire Leurs Majestés jusqu’à s’en tenir les côtés ». Mais elle est a suscité une très violente cabale contre l’auteur, car de nombreux spectateurs étaient choqués par certains passages jugés irrévérencieux ou obscènes; et bien sûr les jalousies féroces de ses rivaux. Car c’est avant tout un chef-d’œuvre de style et de versification, et la version qu’en donnent Robin Renucci et les Tréteaux de France* est un régal pour les amateurs de théâtre classique, comique et moral à la fois. Elle a toujours d’étranges résonnances à notre époque, si l’on considère la condition des Femmes dans le monde.
Cette pièce fleure l’autobiographie: Molière a 40 ans quand il l’écrit; il épouse cette année-là Armande Béjart, la fille de Madeleine Béjart. Ce mariage avec la fille de sa maîtresse, lui vaut d’être accusé de relations incestueuses avec cette jeune femme qui pourrait être sa fille. Mais il réussit surtout son coup de maître en l’écrivant, il soulève des questions importantes (l’institution du mariage et l’éducation des filles), fait preuve d’innovation littéraire en même temps que de critique originale de la société de son temps. Le poète s’y permet des plaisanteries, des jeux de mots et des expressions dont les oreilles chastes ne manquèrent pas de s’alarmer: les Précieuses menaient un combat sans merci contre le corps et sa « bestialité », et voulait interdire jusqu’aux « syllabes sales » (« con », par exemple). Les prudes, c’est connu, n’ont pas de corps, elles adorent les faux savants et les pédants, elles repèrent partout des allusions sexuelles intolérables, des saletés, des obscénités ». (Philippe Sollers Molière le roi anar Le Nouvel Observateur n°2377).
Molière s’est inspiré notamment de Boccace, mais surtout d’Ouville et Scarron qui ont tous deux traduit un conte espagnol de Doña Maria de Zayas, non seulement pour le prétexte de la pièce, mais également pour nombre de détails amusants: les allées et venues de l’amant sous les fenêtres, le sermon du barbon à sa pupille… L’épisode du confident inapproprié, ressemble fort à un lazzi traditionnel de la commedia dell’arte, vers laquelle ont penché Renucci et son metteur en scène.
L’auteur y a élaboré une poétique comique, il jouait lui-même le rôle d’Arnolphe, le poussait à la farce, par les procédés les plus simples, dont nombre de gestes bouffons. Un contemporain notait que ce genre nouveau de comédies « divertissent, attachent, et font continuellement rire dans l’âme ». Ce « rire dans l’âme » traverse le temps, change d’habits, mais ne vieillit jamais. Jean-Baptiste Poquelin révélait que le monde humain est une comédie, grâce à la langue française; et donnait à celle-ci d’autres lettres de noblesse.
Décor fait d’une simple estrade (les fameux Tréteaux), encadrée de lanternes posées à deux pas du public, comme les anciens feux de Molière, avec en fond de scène des paravents peints, voilà un bel écrin pour le jeu d’acteur… Et quel acteur! Renucci, le jeune premier d’Antoine Vitez, éclate dans le rôle du barbon décati élevant sa pupille comme un animal de compagnie que l’on dresse, la façonnant comme une poupée de terre glaise. Les dictions, à commencer par la sienne, sont parfaites, et, même si les acteurs doivent élever la voix, perdant peut-être un peu de nuances, pas un vers n’est perdu au milieu de la salle comme au dernier rang des 900 places: il faut le signaler alors que tant de productions actuelles font hurler leur acteurs sans qu’on y comprenne quelque chose. De plus, aucun ajout superflu pour « faire contemporain », comme c’est la mode dans certains théâtres, y compris nationaux.
Le parti-pris était de laisser la pièce « dans son jus de 1662 », et si elle n’a pas pris de rides, c’est qu’elle touche à une problématique éternelle: « l’inquiétude des hommes face aux femmes, le désir de maîtriser le mystère féminin, l’abus de pouvoir des hommes »**… Quand Arnolphe, informe son ami Chrysalde qu’il a fait élever, sa pupille, Agnès, dès l’âge de 4 ans, dans un couvent en prenant soin de la priver de toute instruction, on frémit en pensant au sort réservé aux Femmes dans les théocraties (établies ou en passe de le devenir), mais aussi aux violences qui leurs sont infligées (coups et blessures, séquestrations etc.) dans nos belles démocraties libérales:
« Dans un petit couvent, loin de toute pratique,
Je la fis élever selon ma politique;
C’est-à-dire, ordonnant quels soins on emploierait
Pour la rendre idiote autant qu’il se pourrait.
Dieu merci, le succès a suivi mon attente;
Et, grande, je l’ai vue à tel point innocente,
Que j’ai béni le ciel d’avoir trouvé mon fait,
Pour me faire une femme au gré de mon souhait ».
L’enjeu idéologique est ici important et le personnage d’Arnolphe riche de portée, car il est représentatif de tout un courant de conservatisme moral, hostile au mouvement d’émancipation féminine qui s’affirme vers le milieu du siècle. Le barbon se présente en effet comme un personnage parfaitement odieux, qui mutile littéralement Agnès, en voulant la réduire à l’image qu’il se fait de la femme: « En femme comme en tout, je veux suivre ma mode ». On ne rappellera jamais assez que la liberté, en l’occurrence celle des Femmes, se gagne et se conserve au prix d’un combat quotidien.
Après l’Arnolphe de Louis Jouvet qui fait toujours référence, après d’innombrables mises en scène, dont celle de Maurice Sarrazin au Grenier de Toulouse, au Théâtre de la Digue (aujourd’hui scandaleusement à l’abandon), avec une délicieuse Agnès, ou en tournée avec le regretté Christian Marquand, du truculent Marcel Maréchal avec (déjà les Tréteaux de France), ou celle de Didier Bezace avec Arditi dans le rôle-titre, dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes (qui commençait étonnamment par le cortège funéraire d’Arnolphe), en 2001 au festival d’Avignon, il faut saluer cette belle production à deux têtes (Tréteaux de France et TNP). Elle a inauguré sa tournée en juillet dernier et se poursuit cet automne, avant sa reprise au printemps au TNP. A Odyssud, curieusement, parmi le public très nombreux, certains trouvaient cette version trop « classique »; mais au final les applaudissements furent unanimes.
Robin Renucci, qui désirait depuis longtemps jouer Arnolphe, est revenu à la quintessence de Molière, à sa substantifique moelle, avec le metteur en scène Christian Schiaretti, directeur du TNP, et les comédiens des Tréteaux de France, grimés et costumés dans la plus pure tradition. Au sortir de la série télévisée « Un village français »***, révélant les noirceurs abyssales mais aussi les éclairs de courage d’une humanité sous le joug nazi et vichyste, sans doute avait-il besoin de se ressourcer avec un des fleurons de notre culture nationale, savoureux et profond à la fois. Car il fustige l’hypocrisie qui est « un vice à la mode, et tous les vices à la mode veulent passer pour vertu », avec ce comique qui est finalement la meilleure arme contre l’ignorance en même temps qu’un divertissement.
Même si, comme l’écrivait Molière lui-même, dans la Critique de l’Ecole des Femmes, « c’est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens »…
E.Fabre-Maigné
30 XI 2013
*En créant les Tréteaux en 1959, Jean Danet a voulu porter le théâtre là où il n’était pas. Il appartient à une histoire qui est celle de beaucoup d’entre nous, l’histoire de notre émerveillement, l’histoire de ceux qui ne sont devenus « publics du théâtre » que parce que le théâtre est venu à leur rencontre. À Frédéric Mitterrand qui me désigne et à Marcel Maréchal qui me transmet le flambeau qu’il a porté avec la passion et la force que nous lui connaissons, je veux dire aujourd’hui mon engagement. Les Tréteaux de France poursuivront leur mission de Centre Dramatique National particulier, parce qu’itinérant. Je veux faire partager ma conviction et dire le défi que je veux relever : Création, Transmission, Formation, Éducation populaire doivent se conjuguer, se réinventer ensemble. Je souhaite découvrir et faire découvrir de nouvelles formes théâtrales, m’associer à des équipes nouvelles, à des auteurs, à des metteurs en scène, mettre les technologies contemporaines au service de la production des symboles et des imaginaires, voyager dans des univers esthétiques, artistiques et sociaux très variés, faire voyager ces univers aussi. Ce début de 21ème siècle nous impose d’inventer de nouvelles mises en relation du théâtre aux territoires et aux hommes et aux femmes qui les font vivre. Les Nouveaux Tréteaux de France participeront à cette invention. Nous diffuserons des spectacles bien sûr, mais la plupart seront produits grâce aux liens que nous aurons tissés avec celles et ceux qui voudront s’associer aux aventures artistiques que nous proposerons de tenter. Pour les Tréteaux, faire, c’est faire avec. Faire œuvre, c’est œuvrer avec. La création est partage. Nous serons une fabrique nomade des arts et de la pensée. Robin RENUCCI
*Arnolphe prétend qu’une femme ne peut être sage et vertueuse qu’autant qu’elle est ignorante et niaise. Aussi, pour avoir une épouse à sa guise, il fait élever sa jeune pupille, Agnès, au fond de sa maison, sous la garde d’un valet et d’une servante aussi niais qu’elle. La jeune Agnès, qui a été élevée dans la plus grossière ignorance, se fatigue bientôt de l’isolement où on la retient. S’étant mise un jour à la fenêtre, elle aperçoit un beau jeune homme qui la salue; elle, qui ignore jusqu’aux plus simples convenances, rend le salut qu’on lui fait et se laisse bientôt prendre au bel air et aux belles paroles du jeune Horace. On rit du supplice où les confidences d’Horace mettent le pauvre Arnolphe qui finit par faire pitié, tant il est puni de son système d’éducation.
Entre comédie et tragédie, L’École des femmes reprend le thème classique du conflit entre l’âge de raison et l’âge rebelle à la raison. Mais Molière va plus loin qu’il n’est jamais allé. Dans la relation d’Arnolphe, qui veut arrêter à sa porte le mouvement du monde, et d’Agnès, mise à l’écart pour être modelée à huis-clos, il y a des éléments de mythologie: la naissance d’une femme, un conte à la Pygmalion, la lutte personnelle d’un homme avec un destin inéluctable. Arnolphe veut fabriquer un être à sa mesure. En scène pendant trente et une scènes (sur trente-deux), il mène son combat en multipliant les gestes propitiatoires. Il y a un défi en lui, mais c’est un défi de démiurge bourgeois, aspiré par le conservatisme, hanté par le rêve enfantin et destructeur qui est celui de beaucoup d’hommes, y compris aujourd’hui.
***Suivie par plus de 3 millions de téléspectateurs, cette série très bien écrite grâce aux historiens et aux résistants qui ont participé au scénario, interprétée avec talent, évitait de sombrer dans le manichéisme; seul regret, l’action de Jean Moulin, sacrifié autant par les nazis que par les rivalités politiques, pour unifier les mouvements de Résistance, est très peu évoquée.