Le drame, le roman et la musique recréent et font revivre les événements historiques survenus à la cour d’Espagne entre 1566 et 1568, en pleine révolte des Pays-Bas contre l’absolutisme, tandis que se forgeait la liberté de conscience, fer de lance de la Réforme protestante. Ainsi, sous l’effet de l’imagination créatrice ou spontanément déformante des faits réels, naît un mythe moderne, dans lequel on perçoit en filigrane tensions, idéaux, exigences et contradictions spécifiques de l’Europe de la Renaissance puis du Romantisme. C’est l’histoire présentée comme un mythe qui réunit à la fois les composantes de la réalité et de la fiction.
Œuvre française, puisque commandée à GIUSEPPE VERDI par l’Opéra de Paris à l’occasion de l’Exposition Universelle de 1867, Don Carlos connut un nombre considérable d’avatars dès sa genèse. Pas moins de sept versions différentes ! Le metteur en scène Nicolas Joël décide, lors de la nouvelle production de 2005, de porter son choix sur la version dite de « Milan »1884 : pas de premier acte, ni de ballet, mais le livret est toujours de Joseph Méry et Camille du Locle d’après l’œuvre du fameux Friedrich von Schiller. Ce dernier écrit son roman en 1785, en même temps qu’il compose L’Hymne à la Joie qui fera partie de la IXè de Beethoven et portait symboliquement un autre titre : A la liberté. Question langue, « le français de Verdi est un français de commande. Revenir à l’italien dans Don Carlo, où les mots et les idées sont plus essentiels que dans chacun de ses ouvrages, c’est donc revenir à la musique natale de Verdi, à la langue qui épouse le mieux l’évidence de sa déclamation et la force de son éloquence. » Nicolas Joël
Maintenant, si vous pensez que l’opéra va vous éclairer sur ce morceau d’histoire, c’est raté car ce “minestrone“ n’a pas beaucoup à voir avec ceux des éléments historiques qui ont pu par la suite se révéler…véridiques !! Mais, peu importe, on est à l’opéra et non pas là pour suivre un cours sur l’histoire des royaumes et empires et cours européens au XVIè siècle, même s’il s’agit d’ « el siglo de oro ». Sinon, Fernand Braudel vous attend dans Civilisation et empires de la Méditerranée à l’époque de Philippe II !!
L’ouvrage est d’une grande difficulté à monter parce que très sombre sur tous les plans. Aucun espoir ne subsiste jamais pour les personnages. Il est donc très important de faire ressortir leur angoisse, et si c’est extrêmement facile sur le plan musical, c’est beaucoup plus délicat sur le plan scénique.
Pour faire simple : Raison d’état, raison de cœur, le fils de Philippe II, Carlo – ténor – a la bonne idée de “tomber“ amoureux de sa belle-mère Elizabeth, venue de France, contrainte – soprano – qui n’a épousé son père que pour des raisons d’état, rien d’extraordinaire en ce monde-là. C’est le classique triangle adultérin qui va se compliquer d’une tierce personne dans ce patchwork amoureux, avec la suivante, la princesse Eboli – mezzo – amourachée du fils. Il faut rajouter l’ami, le Marquese di Posa – baryton – confident du fils, idéaliste, épris des Flandres à défaut ……Ajoutez l’Eglise avec le Grand Inquisiteur – basse – qui impose sa loi au plus haut sommet de l’Etat, donc au roi Philippe II – baryton-basse – et cinq siècles plus tard, dans certains pays, bis repetita. Un vrai salmigondis, et pourtant ça “marche“. Jamais le génie dramatique du musicien n’aura été moins spectaculaire et pourtant si prégnant, l’opéra ne cessant d’exercer une séduction sans bornes.
C’est une série d’affrontements brossés dans quelques grandes scènes s’appuyant sur une musique comptant parmi les plus fortes pages de son auteur.
Autour de Nicolas Joël, on retrouve le trio incontournable, l’équipe Ezio Frigerio / Franca Squarciapino / Vinicio Cheli signant décors et costumes et lumières qui ont participé à la réussite du spectacle il y a neuf ans. Il est vrai que le metteur en scène avait su nous éviter quelques furieuses élucubrations scéniques, respectueux du livret et du compositeur. Sur scène, nous sommes plus proches de tableaux d’un Antonio Moro, d’un Greco, d’un Cristobal de Morales ou encore d’un Francisco Herrera l’Ancien. A la direction musicale, Maurizio Benini nous revient dans la fosse, toujours adepte du postulat de Giuseppe Verdi : « Le Direttore doit s’occuper avant tout du concerto delle voce. »
De la distribution de la production passée, nous revient seulement le Philippe II de Roberto Scandiuzzi pour incarner ce monarque qui exerce le pouvoir absolu, véritable maître du monde, fils de Charles-Quint, exterminateur émérite des protestants, qui, au nom de Dieu, allume partout de grands bûchers, père impitoyable, mais traversé par le doute, empêtré dans des intrigues de cour et voué à la solitude et à la tristesse. Le véritable héros de l’opéra verdien, c’est bien lui. Il perçoit son naufrage d’homme et de roi, mais il est néanmoins incapable de choisir entre la férocité figée du Grand Inquisiteur et l’altruisme héroïque du marquis de Posa.
Kristin Sigmundsonn sera le Grand Inquisiteur, rigide et implacable dans sa conception du pouvoir théocratique. « Spectre vivant, oublié par la mort », aveugle, il est le représentant glacial de l’Autorité constituée, dans tout ce qu’elle peut avoir d’intolérant et de répressif, de refermé à toute innovation. Il ne veut plus rien savoir du monde, ni du cœur des hommes. Seulement lui importe de briser tout ce qui pourrait troubler une autorité reçue d’un dieu assassin et d’un ciel méconnaissable. Le contrebasson, c’est pour lui, pour les parties les plus sombres de la partition.
Dans une prise de rôle, le gréco-américain Dimitri Pittas incarnera l’infant, personnage oscillant entre sa passion amoureuse et son désir de la sublimer dans une tâche héroïque. Le seul point commun avec le personnage historique est son caractère velléitaire. « Un halo fébrile, pâle et moite accompagne chaque geste, chaque parole de Don Carlos. Son amour interdit pour sa belle-mère résume tout l’aspect décadent de l’œuvre, cette difficulté extrême à distinguer le bien du mal, que la vie s’amuse à mêler en une inextricable confusion. C’est un amour torturé par le sentiment de la faute, qui frôle l’horreur de l’inceste. » Et pourtant, les deux jeunes gens, aujourd’hui mère et fils, ont des circonstances atténuantes puisque promis l’un à l’autre avant que les intrigues de la politique n’interviennent pour les séparer et leur imposer une parenté contre nature. Il n’est pas dit pour autant que les amours étaient alors réciproques.
Rodrigo, le marquis de Posa est un personnage de pure fiction inventé par Schiller pour en faire le support des idées éclairées de la seconde moitié du XVIIIè. « Chez le marquis de Posa, le “Héros positif“, le rôle du baryton prend des irisations de ténor et se déploie en un phrasé ample et géométrique, refusé à Don Carlos,…la nature du personnage est essentiellement lyrique, et sa mort présente un caractère plus élégiaque que vraiment héroïque. » Christian Gerhaher saura donner toute l’ampleur au rôle dont le Capitole a la primeur, après les louanges obtenus pour son Wolfram de Tannhäuser ou Le Prince de Hombourg.
Si l’on veut bien adhérer au livret retenu et oublier qu’Elizabeth ( de Valois) est plus, amoureuse de la France qu’elle a été obligé de quitter, que de l’infant, la troisième épouse du parfait monarque est dotée d’un chant caractérisé par un accent tout aussi noble et intense que celui de son époux et par un phrasé dont le caractère est parfois proche de celui du lied, à la mesure de l’ambiguïté sentimentale qui distingue, dans Don Carlos, « la “phrase décadente“ de l’art de Verdi. » Une habituée de la scène du Capitole depuis sa Tatiana en 2003, la soprano Tamar Iveri, saura apporter toute la noblesse et traduire tout son amour pour son beau-fils, tissé de mélancolie, de souvenir et de nostalgie pour la belle France perdue. Dans son magnifique aria du dernier acte, « l’orchestre déploie pour elle ses ailes immenses et s’étend bien au-delà de l’étouffant huis-clos, au-delà des murs de granit de l’Escurial ; les prisons et les dogmes. La reine renonce au monde, appelle la bienfaisante mort et espère trouver, dans le ciel lumineux et pur, un apaisement aux ténèbres qui règnent sur la terre. Il n’est pas d’autre liberté. »
Enfin, celle par qui, par sa fureur vengeresse, tous les malheurs se concrétisent, personnage du drame verdien confirmé historiquement, j’ai nommé l’intrigante maîtresse de Philippe II, Ana de Mendoza y de la Cerda, épouse à douze ans puis veuve de Ruy Gomez de Silva , prince d’Eboli. Peut-être bien, malgré les événements qu’elle déclenche, le seul protagoniste “humainement sincère“ car animé et d’amour véritable pour l’infant, et de jalousie. Deux mezzos se partagent l’affiche, Christine Goerke, qui a déjà interprété la plupart des plus grands rôles de son répertoire, et la moscovite Ekaterina Gubanova qui a chanté le rôle aux Nuits blanches de Saint-Petersbourg en 2005 et au Staatsoper de Berlin cette saison.
Vous aurez compté six grands rôles, donc six grandes voix indispensables pour l’équilibre des scènes : une véritable prouesse que de mettre un tel ouvrage à l’affiche. Le Capitole avait mis 20 ans en 2005 pour mener à terme ce projet très ambitieux. Il venait après une production, à fuir, de 1984, et après les représentations enthousiasmantes de 1972. Le succès rencontré de celles d’octobre 2005 ne peut que justifier la reprise d’une telle production. Et la nouvelle distribution devrait participer à de nouveaux triomphes sur la scène “capitolesque“. Et il serait dommage de ne pas citer l’importance du chœur dans cet ouvrage, mais on sait d’avance que les Chœurs du Capitole, menés d’une main de maître par Alfonso Caiani, nous enthousiasmeront eux aussi.
Michel Grialou
Théâtre du Capitole
du mardi 18 juin au dimanche 30 juin
Réservation
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