Cinq cent vingt-septième œuvre conçue par un homme de trente et un ans, véritable tableau-bouffon dramatique de l’Eros, œuvre maîtresse de son auteur, grâce à Don Giovanni, Wolfgang Amadeus Mozart entre dans le petit groupe des Immortels de l’Histoire de la Musique.
“Avant tout pour moi est l’opéra“ Wolfgang-Amadeus Mozart, 1782
Tous les personnages sont des morceaux de Don Juan nous livre Sören Kirkegaard dans Le Don Juan de Mozart :
« Mais quelle est donc cette force avec laquelle Don Juan séduit ? Il le fait avec l’énergie de la convoitise, de la concupiscence. Dans chaque femme, c’est le sexe féminin tout entier qu’il convoite ; c’est là que repose la force d’idéalisation sensuelle qui lui permet à la fois d’embellir son butin et de séduire celui-ci. Le reflet de cette gigantesque passion embellit et libère ce qu’il convoite, et qui brille d’une beauté accrue dans son reflet. Tout comme la flamme de l’exaltation éclaire de son irrésistible clarté même ceux qu’elle ne touche pas, pourvu qu’ils soient seulement en relation avec elle, de même il illumine bien plus profondément chaque femme dans la mesure où sa relation avec lui est de nature plus essentielle. »
Ce spectacle est la reprise de celui créé au Capitole en janvier 2005 et revenu courant novembre 2007. Reconnu comme plastiquement très réussi, sa mise en scène est due à Brigitte Jaques-Wajeman dans des décors et costumes d’Emmanuel Peduzzi, le tout souligné avec subtilité par les lumières de Jean Kalman. Une toile peinte représentant un paysage de campagne fait penser à Watteau, ou Corot. Un surprenant tableau avec des troncs d’arbres rectilignes alignés peut renvoyer à l’image de la « forêt-cathédrale » des Nibelungen d’un Fritz Lang. Une production où décors et costumes ne cessent d’osciller entre tradition et modernité, pour mieux rappeler l’intemporalité du mythe de Don Juan. Une production, sage ? en tout cas dépourvue de toute agressivité visuelle et dérangeante, ce qui devrait réjouir les spectateurs qui ont pris d’assaut la billetterie dès l’ouverture de la saison. Et si le choc des passions est davantage à chercher dans la musique que dans les mouvements des corps qui s’affrontent, on espère une direction musicale d’Attilio Cremonesi prête à soulever l’enthousiasme pour cet élan des corps et des cœurs, autant que pour le Cosi fan tutte qu’il a dirigé ici même.
La distribution vocale est à découvrir. Elle mélange des artistes que nous connaissons bien sur cette scène comme Tamar Iveri – déjà Donna Anna à la reprise en 2007 – et Alex Esposito qui ne peut être qu’un excellent Leporello, ou Maïté Beaumont ou Dmitry Korchak, et que nous retrouvons avec grand plaisir dans ce Don Juan. Et, bien sûr quelques nouveaux dont les deux Don Giovanni, Christopher Maltman et Kostas Smoriginas, le Commandeur de la basse Alexey Tikhomirov, et le Masetto de Ipča Ramanović. Vannina Santoni sera Zerline succédant à Karine Deshayes présente en 2005 !
Il est temps, mais peut-être déjà trop tard pour vous ruer sur quelques places rescapées de l’assaut généralisé. Enfin, sachez qu’autour de Don Giovanni, le Théâtre du Capitole anime toute une série de forums, conférences, ateliers, rencontres méritant tout votre intérêt artistique.
L’œuvre est créée à l’Opéra italien Ty de Prague le 29 octobre 1787. L’intérêt particulier de son action apparaît dans l’opposition permanente entre style tragique et comique. D’une écriture miraculeuse où chaque note participe à la caractérisation, des personnages, des lieux et des temps de l’action, la musique dessine, le jour et la nuit, le rire et la cruauté, le divertissement et le tragique, le désespoir, l’amour, la mort et la vengeance, la noirceur, mais guère d’innocence, enfin, la dérision : un vrai dramma giocoso (drame gai) annoncé déjà par le titre du livret de Lorenzo da Ponte : Il dissoluto punito o sia il Don Giovanni.
Jusqu’au choix du registre grave – baryton ou baryton-basse – pour le héros, Don Juan, d’un sujet qui débute par un crime et se termine par la damnation éternelle du meurtrier grâce à une puissance extra-terrestre, sous la forme du Commandeur. Entre temps, la loi du désir aura régenté la plupart des personnages qui se livrent à une étonnante partie de cache-cache, entre eux, mais aussi avec eux-mêmes, qui veulent et ne veulent pas, voudraient être là, et ailleurs, plus fortunés mais libres, tel Leporello, le valet du maître, serrées par des bras qu’elles savent déjà perdus, amoureuse de l’assassin de son père – Donna Anna – ou de l’infidèle notoire – Donna Elvira – ou par devoir envers le seigneur – Zerline. Une confrontation avec trois personnages féminins entièrement différents dont Mozart fait des figures musicales pleines de vie. Quant à Don Ottavio, le promis de Donna Anna, il n’est là qu’au titre de faire-valoir de Don Giovanni, même si ses airs pour ténor sont parmi les plus beaux de l’époque.
Ce sera le héros qui, constamment, cautionnera le versant giocoso, utilisant sans cesse l’arme de la dérision, les pirouettes du rire, joyeux, ou désespéré ?
Un héros qui pourtant n’entonne que trois airs, en un mot qui ne chante pas mais avance, renverse tout sur son passage, poussé par la musique qui le soutient, accompagne ses rugissements, aiguillonne son désir permanent, et l’achève net avant qu’il ne soit consommé.
A la tension succède une phase d’apaisement, dans de formidables ellipses qui dérobent à Don Juan son plaisir ! Don Juan est un jouisseur qui n’a pas de temps à perdre. « Il séduit avec l’énergie de la convoitise et de la concupiscence. Dans chaque femme, c’est le sexe féminin tout entier qu’il convoite. C’est là que repose la force d’idéalisation sensuelle qui lui permet à la fois d’embellir son butin et de séduire celui-ci. » Il a envie d’expériences toujours renouvelées, puissante machine à réagir, à séduire, à se rebeller, qui n’est pas prêt à subir un échec, et Donna Anna sera son premier, et alors tout va partir de travers. La machine s’est enrayée. Tout bascule. Les facettes du rôle principal sont nombreuses et le classe parmi les plus difficiles du répertoire sur le plan de l’interprétation scénique.
Chaque nouvelle confrontation avec ce grandiose drame musical et ses personnages caractérisés par leur richesse impose obligatoirement de faire un choix pour ne retenir qu’un des nombreux aspects de cette œuvre. On peut à peine s’imaginer une mise en scène et une interprétation musicale susceptibles de rendre avec justesse toute la richesse de cette extraordinaire partition. Baroque, romantique, contemporain, Don Juan a mille fois brûlé en enfer et mille fois ressuscité de ses cendres. Il est venu interroger et susciter les commentaires, les analyses, les mises en perspectives historiques ou philologiques…rien n’y fait, les enfers l’engloutissent et avec lui, le secret de son atypicité. Le cas Don Juan semble épuiser l’analyse et face aux nombreuses tentatives visant à l’épingler, il garde sa diabolique opacité.
C’est bien là que s’illustre la qualité sans égale de cet opéra qu’E.T.A. Hoffmann décrira à juste titre comme « l’opéra des opéras ».
Michel Grialou
Théâtre du Capitole
du 15 au 18 mars