Chaque semaine, on vous invite à lire une nouveauté, un classique ou un livre à redécouvrir.
Paru en 2016 et réédité voici quelques mois dans une version illustrée par Jacques Ferrandez, Théorie d’Alger prend place dans l’œuvre protéiforme de Sébastien Lapaque auprès de Théorie de la carte postale et de Théorie de Rio de Janeiro. Le lauréat du prix Renaudot de l’essai 2024 pour Echec et mat au paradis signe ici un petit livre, mais riche de couleurs, de parfums, de paysages, de musiques. Serré et puissant comme un café laissant longtemps ses arômes en bouche. Il y a deux sortes de livres invitant le lecteur à découvrir les horizons lointains : ceux que l’on referme en se disant que l’on sait désormais tout ou presque du lieu et que sa découverte réelle nous décevrait ; ceux qui nous incitent à boucler une valise et à s’y rendre dès que possible. Le livre de Lapaque réussit la performance de nous faire partager ces envies contradictoires. À quoi bon se rendre à Alger maintenant qu’il nous en a offert sa vision aussi singulière qu’incarnée ? Comment se priver du bonheur de partir à notre tour à la rencontre des charmes et des sortilèges de cette « ville multicolore », « pas aussi blanche qu’on le disait » ?

Sébastien Lapaque © Thierry Michon / Actes Sud
Théorie d’Alger commence en chansons, chansons charriant « deuils, douleurs, exils, éveils, errance, paradis, beauté, blessures, rébellion, prière ». Puis, guidés par de vieux chauffeurs de taxi souhaitant aux Français de passage la bienvenue chez eux, nous suivons les pérégrinations de l’auteur dont les portraits d’Algérois, de toute génération et de toute condition, défient les clichés. « L’Algérie est frustrée et mentalement aliénée par la primauté de la religion sur la citoyenneté. Ce n’est pas un État laïque. Les militaires et les barbus se sont partagés les rôles », dit l’un d’eux peu sensible aux dogmes de l’histoire officielle. Ailleurs, dans un café tenu par des Kabyles facétieux où l’on sert encore de l’alcool, le propos n’est pas moins irrévérencieux : « La mosquée pour les croyants, le bar pour les mécréants ! »
Les vivants et les morts
De son côté, Sébastien Lapaque ne néglige pas l’indispensable regard dans le rétroviseur. Les tragédies ne datent pas seulement d’aujourd’hui. Le voici dans des cimetières, souvent en déshérence, où les noms sur les sépultures – ceux du père de Roger Hanin ou du grand-père d’Enrico Macias, mais surtout ceux de tant d’anonymes – rappellent le temps où l’Algérie était française. L’un des fils rouges de la Théorie d’Alger – retrouver la tombe de la mère d’Albert Camus, « cette femme sans parole de son vivant, presque sans visage aujourd’hui, oubliée, comme des centaines de milliers d’Européens pauvres poussés par la misère en Algérie, effacés de notre mémoire » – lui inspirent quelques-unes des pages les plus émouvantes de ce texte vibrant. Voici encore le souvenir de saint Augustin le berbère ou d’Abdelaziz ben Tifour, « le premier algérien, en 1954, à disputer une Coupe du Monde au sein de l’équipe de France, aux côtés de Raymond Kopa ». Ben Tifour qui fut aussi le premier algérien à devenir champion de France avec l’OGC Nice avant de rejoindre en 1958 l’équipe du FLN.
Si ce portrait amoureux d’Alger est traversé par l’« angoisse de voir un art de vivre inégalé se trouver brutalement remplacé par le règne de l’inculture, du mauvais goût et de la prévarication », la vie palpite toujours entre les lignes : de la recette du couscous à la mode kabyle aux déambulations dans le marché aux oiseaux où certains chardonnerets font entendre « le chant des régions montagneuses ». Sébastien Lapaque réunit les vivants et les morts, ne renonce pas à l’espérance et dédie son récit aux « ennemis d’hier réconciliés dans la profonde éternité, tous ceux qui, avec Matoub Lounès, le chanteur assassiné, rêvaient d’une Algérie meilleure et d’une démocratie majeure. »