Jusqu’au 29 juin prochain, le Couvent des Jacobins invite le public à remonter le temps jusqu’au Moyen-Âge à travers le prisme de la musique. Chant grégorien, troubadours, instruments… Autant d’échos d’un monde sonore méconnu que Pierre André, médiateur culturel, va nous aider à explorer. Avant de découvrir les détails de ces visites thématiques, reprenons les bases : à quoi ressemblait vraiment la musique médiévale ?

© Couvent des Jacobins de Toulouse
Culture 31 : La musique médiévale est aujourd’hui largement associée au chant grégorien, mais à quel point était-elle diversifiée ?
Pierre André : C’est toute la problématique de la thématique que l’on aborde durant cette visite au sein du Couvent des Jacobins. Oui, quand on pense à la musique médiévale, on a en tête cette notion de musique grégorienne, mais la musique grégorienne est en fait une phase de la musique médiévale. Le Moyen-Âge, c’est une période extrêmement longue, avec une histoire qui dure dans le temps, avec de nombreux changements. La musique grégorienne apparaît à un moment donné où on a cette volonté, notamment du point de vue du pouvoir ecclésiastique, d’uniformiser les pratiques.
Cette uniformisation des pratiques concerne des notions de culte mais aussi des notions d’accompagnement de culte. En fait, avant la musique grégorienne, on a ce qu’on appelle des chants, différentes typologies de chants. Vous avez ce qu’on appelle le vieux romain, le bénéventin, l’ambrosien… Des chants pratiqués dans diverses régions. Ces chants sont perçus par l’Église comme une forme de division de ce format de culte. Et donc l’arrivée de la musique grégorienne est quelque part une unification des pratiques.
Ce qui est intéressant, c’est que lorsqu’on parle de musique grégorienne, on pense à Grégoire I, mais la musique grégorienne arrive un peu plus tardivement en réalité. Ça prend quelque temps à s’installer et ça va aussi être facilité par certaines impulsions données par Charlemagne. C’est un processus un petit peu lent, et la musique grégorienne arrive dans un second temps à l’époque médiévale. Et il y a même un troisième temps ! Parce que la musique grégorienne est ce qu’on appelle une musique monodique (une seule voix, ndlr), avec une seule tonalité, et ensuite on va développer la musique polyphonique. C’est quand même un passage important du Moyen-Âge.
Quels contextes étaient les plus propices à l’écoute de musique ?
La musique grégorienne est une musique sacrée, de culte. Mais ce qui est intéressant pendant les visites, c’est qu’on va aborder différentes facettes de la musique médiévale. Nécessairement, lorsqu’on déambule dans le Couvent, on va devoir s’intéresser à la question de la musique sacrée et donc à la musique grégorienne. Mais on va s’intéresser à cette différenciation qui existe entre la musique sacrée, qu’on va retrouver dans les lieux religieux, et ce que l’on va appeler la musique profane, cette musique de tous les jours que l’on pouvait entendre partout. On la retrouve dans certains événements, les fêtes, les festivals, sur les marchés… C’est une musique qui est quand même assez présente a priori, puisqu’on a pas mal de témoignages sur ces notions.
La musique était donc accessible à toutes les classes sociales ?
Tout dépend de ce qu’on entend par accessibilité. L’écoute oui, mais la pratique, comme beaucoup de choses au Moyen-Âge, est très codifiée.

© Remi Benali pour le Couvent des Jacobins de Toulouse
Pouvez-vous notamment nous parler du rôle des troubadours dans la création musicale de l’époque ?
Les troubadours font partie des gens qui vont plutôt pratiquer dans le cadre de la musique profane. Ce qui est assez intéressant, c’est qu’il y a des variations de noms pour les troubadours. On parle de troubadour pour les hommes et de trobairitz pour les femmes, dans le sud de la France. Et cette même appellation va changer dans le Nord, puisqu’on a des différences de langues. Donc il y a déjà cette notion qui est aussi importante, d’une musique pratiquée par les hommes et par les femmes. Souvent il y a des a priori. On a eu quelques déjà questions du public sur la notion, on se dit que « troubadour » sonne masculin, alors qu’il y a aussi les trobairitz. Dans le cadre de la musique sacrée, dans les couvents d’hommes, ce sont les hommes qui chantent, et dans les couvents de femmes, ce sont les femmes qui chantent.
La musique pouvait-elle être un lieu de revendication ?
Chez les troubadours, la musique va plutôt servir à conter des histoires populaires ou des récits héroïques. Ils vont aussi développer ce qu’on appelle fin’amor aussi. Donc ce sont plutôt ces thématiques-là qu’on va retrouver chez eux, même si on peut quand même y retrouver des notions un peu moralisatrices. Par exemple, le troubadour Guy de Montahnagol a développé des poèmes politiques. Par ailleurs, les troubadours sont des personnes souvent assez proches de la noblesse, voire issues de la noblesse. Et ce sont des personnes qui composent leurs chansons et leur mélodie. Puis, au Moyen-Âge, il y a d’autres catégories de musiciens, qui relèveront plutôt des interprètes. Ce sont des jongleurs et des ménestrels. Les jongleurs sont ceux que l’on va retrouver dans les secteurs plus populaires, et les ménestrels sont ceux qui peuvent interpréter dans les cours.
Par ailleurs, certains instruments médiévaux étaient déjà très sophistiqués. Pouvez-vous nous en parler ?
On a de bonnes variétés d’instruments dans la musique profane. Mais le rapport à l’instrument est beaucoup plus fermé du côté de la musique sacrée, où on considère que l’instrument est globalement, pendant la plus grande partie du Moyen-Âge, interdit car l’instrument nuisait à la transmission du message sacré par la voix. Cependant, on fait découvrir une variété d’instruments pendant la visite, même si le Couvent des Jacobins est plutôt associé à la musique sacrée. Il se trouve qu’on a différentes représentations d’instruments dans notre chapelle Saint-Antonin. En effet, si l’on n’utilise pas d’instrument dans la musique sacrée, on se permet de les représenter dans les peintures de ces lieux. On retrouve déjà la harpe, qui existe dans une forme assez proche de ce que l’on connaît aujourd’hui, ou par exemple l’orgue portatif. On a une belle variété d’instruments à l’époque médiévale !

Chapelle Saint Antonin © Remi Benali pour le Couvent des Jacobins de Toulouse
Et les partitions, étaient-elles semblables à nos partitions contemporaines ?
Le Moyen-Âge marque un virage dans cette approche-là aussi. Parce que ça, ça nous amène à une autre question : comment on sait ce que c’était, la musique à l’époque médiévale ? Et sur une bonne première partie du Moyen-Âge, concrètement, on est plutôt dans une tradition de transmission orale. Et ça va quasiment durer jusqu’au 8è siècle. À partir de là, on va développer un nouveau système, ce qu’on appelle les neumes. Pour faire simple, ce sont des indications d’accentuation musicale. C’est pour orienter la voix de ceux qui chantent.
Le gros souci des neumes, c’est que ce n’est pas un système uniformisé. Ensuite, il faudra attendre le 11è siècle, concrètement, pour arriver à un système de partition tel qu’on le connaît plus ou moins. Avec le système de partition, nécessairement, arrivera la question de la notation, et donc les notes. D’ailleurs, c’est sous l’impulsion de Guy d’Arezzo que les choses évolueront vers le développement d’une notation sur portée au 12è siècle. Souvent, on retrouve le ut sur les mots fléchés, et c’est l’ancien do. En fait, à l’époque, on avait ut, ré, mi, fa, sol, la, et un peu plus tardivement, si. Encore après, on aura le do.
Nous avons évoqué le chant grégorien, mais y a-t-il une autre idée reçue que vous adorez déconstruire pendant vos visites ?
C’est une visite où on a peut-être un petit peu moins d’idées reçues que pour d’autres, dans le sens où c’est une visite où les gens découvrent beaucoup de choses. Parce que la musique, on en écoute un peu tous, mais on questionne pas forcément tous son fonctionnement, son évolution et son histoire. Donc il y a beaucoup d’informations qui sont apportées dans cette visite-là, et surtout beaucoup de découvertes, finalement. Une des grandes idées qu’on déconstruit, c’est justement celle de la musique grégorienne, puisque l’on a ce chant qui a l’air d’être le chant majeur de la période médiévale – fait partie des grands chants de la période médiévale – mais que c’est quand même plus large, ce qui se déroule au Moyen-Âge.
L’objectif principal de la visite est donc de partager des connaissances sur un sujet méconnu ?
En fait, cette visite sur la musique au Moyen-Âge s’inscrit dans un cycle thématique. C’est-à-dire qu’à différents moments de l’année, on va essayer de joindre l’actualité et le monument. Là, on est autour de la Fête de la Musique, donc nécessairement, ça tombe sous le sens de parler de cette thématique. Quand on est à la Saint-Valentin, on fait une visite sur l’amour au Moyen-Âge, et ainsi de suite.
D’ailleurs, Toulouse est aujourd’hui couronnée du titre de « Ville des musiques », mais était-ce déjà un haut lieu musical à l’époque ?
On retrouve assez fortement la tradition des troubadours dans le sud de la France. On en trouve pas mal dans la région, et on en a même un qui est lié à la fondation du couvent, c’est Folquet de Marseille, qui deviendra l’évêque Foulques de Toulouse. Mais avant d’être un religieux, c’ était un troubadour.
Certains artistes étaient-ils idolâtrés comme peuvent l’être certaines stars de la chanson de nos jours ?
C’est plus compliqué à évaluer, mais on sait quand même que certaines personnes étaient connues et reconnues pour leur talent.
Enfin, que diriez-vous à un Toulousain pour le convaincre de prendre part à une de ces visites thématiques ?
C’est l’occasion de faire d’une pierre deux coups. C’est-à-dire découvrir le monument dans un cadre particulier, et en plus apprécier une visite autour d’une thématique quand même assez méconnue.
Propos recueillis par Inès Desnot