Le Théâtre du Capitole clôt cette saison couronnée de succès tout au long, avec Adrienne Lecouvreur, un ouvrage qui occupe une place à part dans le répertoire purement lyrique. En effet, c’est l’histoire vraie de la grande comédienne, tragédienne célèbre, sûrement morte en 1730 à trente-huit ans, empoisonnée par jalousie. Francesco Cilea en a tiré en 1902 un opéra en quatre actes dans lequel la violence des intrigues amoureuses voisine avec le parfum plus délicat des fleurs fanées. Et c’est parti pour cinq représentations dès le vendredi 20 juin. Un grand rôle sur scène pour celle qui se déclare d’entrée : « L’umile ancella del Genio Creator » (l’humble servante du Génie Créateur). Souhaitons à cette production le même enthousiasme délirant qui balaie l’actuelle concernant Le Vaisseau fantôme.
C’est une œuvre lyrique mais qui a essentiellement besoin d’acteurs : il faut du pathos et de la théâtralité de la part des interprètes pour que l’œuvre puisse avoir l’impact voulu sur le public, qu’il soit emporté en ces moments où la protagoniste ne joue pas à l’actrice mais joue son propre personnage. « Io son l’umil ancella » et « Poveri fiori ».
Un homme, un seul, déclenche le drame et les passions qui tournent autour, c’est Maurizio, Maurice, comte de Saxe, frivole noble, souvent à court de finances, coureur de jupons invétéré et, disons-le, possédant un atout maître, plutôt bien de sa personne. Le ténor José Cura assume crânement le rôle et doit disputer avec deux comédiennes de séduisants abandons langoureux : la soprano arménienne Lianna Haroutounian (nouvelle coqueluche des plateaux lyriques les plus réputés) qui retrouve Adrienne Lecouvreur et sa rivale la mezzo-soprano Judit Kutasi enfilant le costume de la Princesse de Bouillon. Cette dernière, nous l’avons déjà découverte et entendue dans La Gioconda ici même dans le rôle de Laura, nous laissant une impression très très favorable.
Le baryton Nicola Alaimo (lire Vivace !) revient au Capitole après son Germont dans La Traviata il y a huit ans. Il sera dans un de ses rôles fétiches, à savoir Michonnet, le régisseur du foyer de la Comédie française, un peu, beaucoup amoureux d’Adrienne, mais conscient que son âge n’est pas un atout, n’est plus un atout. Chanté, joué, il estime son rôle comme un immense moment de théâtre et est ravi de pouvoir le jouer et le chanter dans cette production.

Lianna Haroutounian © Intermusica
Une telle production qui a de tels atouts que depuis sa première création en 2002, elle a été reprise plusieurs fois pour le plus grand bonheur des théâtres qui l’ont adoptée, un travail signé du metteur en scène Ivan Stefanutti (lire Vivace !). Si l’action du livret se déroule au XVIIIè siècle, au temps de Louis XV, la transposition l’amène jusqu’au début du XXè, finalement au temps de la création par le compositeur. Maître mot qui a décidé de tout le spectacle : émotion, émotion. Le tout guidé par la baguette de Giampaolo Bisanti, chef que l’on retrouve avec plaisir après ces magnifiques Norma alignées pour l’ouverture de saison en 2019. Et qui vient en début d’année 2025 de diriger un magnifique Tristan et Isolde à Liège avec une étourdissante Isolde justement interprétée par Lianna Haratounian.

José Cura © Zoé Cura
Retraçons quelques impressions sur Maurizio, José Cura, venu au chant lyrique après avoir chanté dans bien d’autres domaines et trouvé ses marques dans le répertoire lyrique, il vous dira bien tard mais, il abordera Otello, relativement jeune puisqu’à trente-quatre ans. L’étoffe d’un héros, la voilà. Un physique tout en force, une voix qui s’aventure sans risque dans les emplois les plus lourds, lui ont permis de gravir avec une rapidité confondante les marches de la renommée. Il vous confiera : « Quand on va au théâtre, c’est pour voir sur la scène la douleur, la joie, tous les sentiments qui sont derrière les notes. » Il a aussi toujours su que tous les emplois qu’il a acceptés le conduisent vers les deux mots, romantique et dramatique. Et, nous conclurons avec lui : « …mais je connais peu de chanteurs qui donnent autant d’amour que moi. »

Adrienne Lecouvreur © Alessia Santambrangio
Découvrons un brin, Adriana Lecouvreur, née Adrienne Couvreur (1692-1730) qui est une vraie personne. Actrice principale de la Comédie-Française dans les premières décennies du XVIIIe siècle, excellant dans les drames de Racine, elle adopte un nouveau style de jeu basé sur le naturel expressif et le réalisme des sentiments. C’est ainsi que Voltaire la décrit dans un mémoire qui lui est consacré. « Ici, Messieurs, je sens que vos regrets demandent cette actrice inimitable qui avait l’art de parler au cœur et de mettre le sentiment et la vérité là où auparavant il n’y avait que l’emphase et la déclamation… (1730) » Les causes de sa mort sont mystérieuses, comme le sont les modalités de son enterrement. « Cette histoire est inspirée de faits réels. » Savoir que les événements sur scène, aussi absurdes qu’ils puissent paraître, ont un fondement dans une réalité plus ou moins lointaine, déclenche immédiatement un mécanisme différent de participation émotionnelle : nous n’assistons plus à une œuvre de fiction, mais à une histoire vraie, authentique.
Ernest Legouvé et Eugène Scribe lui dédient un drame, représenté en 1849 pour l’actrice principale de la Comédie-Française parisienne, Elisabeth Rachel Felix, qui excellait dans les rôles autrefois tenus par Lecouvreur, mais c’est Sarah Bernhardt qui s’identifie totalement à Adrienne, aussi bien au théâtre, en 1908, qu’au cinéma, en 1913. Et ce sont les années du début du XXe siècle, du triomphe de la Liberté, de l’Éclectisme, des Divas sur scène et de l’aube du cinéma. Au théâtre classique, de nouveaux noms comme Eleonora Duse, Francesca Bertini et Lyda Borelli allaient apparaître : « humbles servantes » au service du théâtre et du cinéma naissant qui incarnaient elles-mêmes le personnage de l’actrice diva de la Comédie-Française du XVIIIe siècle.
Dans le contexte italien, c’est notre diva Lyda Borelli qui fait ses débuts au théâtre en 1902 dans le rôle d’Adriana Lecouvreur. Le compositeur Francesco Cilea (1866) tomba amoureux du personnage qui, en Italie, prit la forme d’Eleonora Duse, rivale de Sarah Bernhardt sur scène. Arturo Colautti lui a fourni le livret ; le compositeur a passé trois ans sur la musique et finalement à Milan, au Teatro Lirico (destiné à accueillir les œuvres de la « Jeune École » de l’opéra italien) le 6 novembre 1902 Adriana Lecouvreura fait ses débuts triomphalement. Jules Massenet félicite Cilea « J’adore votre musique ; votre orchestration est si propre, si expressive, si irisée ; ce sentiment pittoresque à côté de l’expression dramatique ! » des mots qui contrastent avec le caractère laconique de Puccini : « veuillez accepter mes sincères félicitations pour le grand succès obtenu avec Adriana ». Elle fait immédiatement le tour du monde, atterrissant en 1907 au Metropolitan avec Lina Cavalieri, déjà diva à part entière, dans le rôle principal.
Stefanutti, dont la scénographie fixe fait amplement référence au style floral, qui joue sur le contraste entre le noir, le blanc et l’ambre, place le livret dans un décor du début des années 1900, triomphe de la Liberté et des Divas du cinéma muet, dans une atmosphère suspendue entre le vérisme et le décadentisme de D’Annunzio, divines » et aux gestes grandioses, comme la grande Lyda Borelli, à laquelle le metteur en scène rend ouvertement hommage dans le final, avec un grand portrait.
Mais, revenons à José Cura et au récital donné ici même il y a peu. Cliquez ici :