Les quais de gare, les trains fantômes, et les voyages intérieurs
Les quais oubliés-Le théâtre Dromesko
Théâtre Garonne
Mise en scène : Igor
Jeu et danse, et mouvements chorégraphiques : Violeta Todo-Gonzalez.
Interprétation musicale : Revaz Matchabeli
Avec Violeta Todo-Gonzalez, Zina Gonin-Lavina, Florent Hamon, Revza Matchabeli, le violoncelliste, et Philippe Cottais le cheminot.
« Sur un quai, quelques voyageurs en suspension regardent passer des t« Sur un quai, quelques voyageurs en suspension regardent passer des trains qui ne s’arrêtent pas. Ils ont des valises à la main. Réunis par la force de l’attente, cernés de parallèles d’acier, ils échangent de vagues propos écrasés par les hurlements mécaniques des locos folles suivies de leurs wagons fantômes. » (Igor)
Ainsi est présentée la dernière création du théâtre Dromesko. Cette création si elle prend bien ses racines dans la poétique gestuelle propre à cette troupe, avec des passages de comique de situation et de mouvements que l’on lui connaît, s’appuie ici beaucoup plus sur la danse et la musique.
Les chorégraphies de Violeta Todo-Gonzalez deviennent prépondérantes et la qualité des comédiens-danseurs essentielle, et tout pivote autour du violoncelliste, consolateur, déclencheur de sentiments et de mouvements. On est immergé dans un jeu où les corps se frôlent, se fuient, et les danses parfois acrobatiques, toujours riches en images de rêves sont les véritables trains du spectacle.
Ce spectacle s’articule en deux parties distinctes.
La première partie est effectivement celle des quais des oubliés où quatre voyageurs, deux hommes et deux femmes, munis de leurs valises dérisoires et de leurs identités chancelantes, semblent attendre en vain un train, allant de quai en quai, s’entraidant, se repoussant. Et jamais aucun train ne s’arrête, même pour une tentative de suicide.
Un cheminot passe de temps à autre, comme s’il semblait examiner ces candidats au voyage, à l’exil, plongé dans un conte de Kafka, et il réordonne cette attente qui est un jugement des voyageurs qui ne peuvent aller que nulle part.
Des trains de nuit opaques dans leurs lumières entr’aperçues sur ce quai plein de brume où ils se tiennent, aspirés par leurs secrets, ces trains qui passent et ne s’arrêtent même pas. Ces trains déboulent à grand fracas, et à chaque passage les personnages se redistribuent sur scène, échangent leurs places, leurs positions, leurs rêves, leurs paroles dérisoires en plusieurs langues. Et ce Babel du babillage ne crée aucun échange, si ce n’est des jeux de cartes, des faims, ou des montées de sensualité.
Tout débute par un violoncelliste seul sur un quai désert, que vont rejoindre trois autres voyageurs qui s’épient, paniquent, tentent de se parler, vérifient la fermeture des valises des autres et font une véritable danse des assis. Souvent de dos, les laissés pour compte sur le quai, finissent par ne plus espérer prendre un train et commence alors une deuxième partie, faite de rencontres et d’étreintes impossibles, où enfin les corps se libèrent, les pulsions aussi. Les voyageurs anonymes jouent à essayer de vivre et de désirer.
On a quitté non pas les quais de gare, mais les trains qui se taisent. Seul demeure le chant du violoncelle et parfois une chanson qui plane. Ils sont arrivés quelque part, loin de ce qu’ils croyaient. Le déséquilibre des corps qui s’opèrent, souvent figés, va traduire celui des échanges involontaires de valises et de personnalités, de gestes et de corps. Si les valises s‘ouvrent, les corps aussi.
Ce spectacle n’est plus un simple prétexte burlesque et poétique, avec acrobatie et humour tendre, le théâtre Dromesko a quitté sa volière pour habiter l’espace des planches d’une véritable scène de théâtre. Le cirque s’éloigne malgré les contorsions acrobatiques des danseurs, qui sont avant tout des danseurs et des comédiens, le théâtre arrive.
Peu de paroles, elles sont en tout cas incompréhensibles pour nous et pour les acteurs de cet embarquement pour ce Cythère de l’oubli.
Certes il reste une « belle ménagerie » d’êtres humains, s’agitant pour vouloir exister et oser prendre un train. Mais le propos est autre et plus profond que les spectacles précédents. Une réflexion sur l’agitation vaine du monde, des pulsions avortées de sensualité, de la rencontre des tendresses si difficile, sous-tend cette jolie fresque, qui parfois s’essouffle un peu, et le cheminot par exemple aurait gagné à avoir une présence plus inquiétante, comme une sorte de juge et non pas simplement chef de gare acariâtre.
« Le quai des oubliés » est avant tout et surtout un théâtre d’images et beaucoup sont superbes, comme des arrêts non pas sur image, mais sur rêves. Beaucoup d’effets de ralenti permettent l’enchevêtrement des corps et des secrets intimes. C’est aussi un magnifique théâtre de gestes, souvent en apesanteur. La fable sur la société marchande dénoncée au travers de ce bric-à-brac gentiment surréaliste, n’apparaît pas aveuglante, et on s’attache plus à admirer des tableaux qu’a espérer le grand soir. Les lentes danses de séduction, des deux jeunes dans un drôle de tango qui va se fracasser, puis celle emmêlée de la femme jalouse et abandonnée et du violoncelliste, sont de la beauté pure. Les images de cette danse du dépouillement surgie dans cette boîte où se sont amoncelés les vêtements et les prénoms féminins, comme jetés par-dessus bord, est aussi un moment suspendu.
Cette suite de petits tableaux, pas tous inoubliables bien sûr, comme celui de la valise illuminée et des danseuses en go-go girls, mais elles sont souvent cruelles ou tendres, ou comiques. Cela fait un beau moment de théâtre et de danse, et Violeta Todo-Gonzalez illumine la scène, féline, poétique, émouvante. Zina Gonin-Lavina et Florent Hamon savent jouer de leur art procédant autant de la danse que du cirque, et quels contorsionnistes et comédiens !
Et ce court, trop court, voyage laisse une belle écume de beauté entrevue, de rêves qui s’en vont suivre la voie ferrée de nos souvenirs.
Le prince Igor rêve encore.
Gil Pressnitzer